Sénégal: Le dilemme des « arroseurs de cannabis » au Sénégal

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Au sud-ouest du Sénégal, des habitants des îles Karones ont bravé les interdits pour cultiver le cannabis. Une manne financière qui a permis aux familles d’offrir des études à leurs enfants. Mais aujourd’hui, ce commerce est en berne. Certains tentent de se tourner vers le tourisme. Reportage.

Une chaleur moite, comme souvent les soirs de juillet, enveloppe la petite gargotte de Saloulou, petit village du Sud-Ouest du Sénégal. Des villageois, le marcel sali par le sable humide, parlent et s’interpellent, une tasse de vin de cajou à la main. De jeunes enfants rieurs courent et jouent autour de leurs mères, affairées autour d’un monceau de plantes qu’elles trient à la lumière tremblante de l’ampoule de l’abri. Le bout de leurs doigts frotte les brindilles sèches, et les répartit d’un tas à l’autre de la paillasse.

Raphaël*, un jeune agriculteur, regarde scrupuleusement la scène, cette scène qu’il voit et revoit depuis longtemps : « Je cultive le cannabis depuis mes 8 ans avec ma mère, et ma mère avant moi le cultivait avec ma grand-mère. Je ne sais pas depuis quand on cultive ça, mais ça fait longtemps, en tout cas ».

La culture illégale du cannabis
A environ 400 kilomètres de Dakar, Saloulou et ses 450 âmes est la plus grande des dix-neuf bourgades des Iles Karones, petite région insulaire à l’ouest de la commune de Kafountine. Perdue dans les mangroves casamançaises, cette zone à la faune riche et à la végétation luxuriante ne doit pourtant sa notoriété qu’à cette petite feuille aux cinq branches dentelées bien connue des adeptes du rastafarisme.

Malgré l’illégalité de sa production, les habitants ne le nient plus, ou presque. « On a une réputation dans tout le Sénégal ! Il suffit qu’un policier voit sur nos papiers notre lieu de naissance pour qu’il nous traite d’ « arroseuses de cannabis », soulignent, l’air grave ou amusé, en triant les plantes.

Une vieille dame raconte cette fois où, on l’avait fouillée sur le navire le Joola, alors qu’elle clamait qu’elle n’exploitait rien. Une femme plus jeune explique qu’un jour au bord d’un taxi-brousse, elle a déclaré : « Oui, j’arrose du cannabis, et j’en suis fière ! ». Ses compagnons de voyage lui ont vite dit de se taire. Une telle déclaration suffit pour finir son trajet aux côtés des forces de l’ordre.

Répression contre les producteurs
Le chanvre indien, autre nom du cannabis, s’implante dans les îles dès les années 70, après qu’un jeune homme du village, curieux de l’engouement créé sur le continent autour de cette plante dite thérapeutique -ses racines sont redoutables contre l’asthme, amène une boîte de graines achetée à 500 francs (environ 77 centimes d’euros) sur le marché de Kafountine, lorsque les vendeurs n’avaient plus rien sur leurs étals.

S’en suit dans les années 80, durant le mandat du président sénégalais Abdou Diouf, plusieurs opérations « coup de poing » pour réprimer les producteurs. Alors que les groupuscules séparatistes du MFDC (Mouvement des Forces Démocratiques Casamançaises) sévissent dans le sud du pays, les militaires ont débarqué à Saloulou, sont rentrés dans les champs et ont brulé les plants et les récoltes.

Le gouvernement d’Abdoulaye Wade change de stratégie. ll laisse les producteurs et s’attaque à la demande. Son gouvernement fait voter la loi Latif Gueye en 2007, qui durcit les peines auprès de toute personne en possession de chanvre. Dix ans derrière les barreaux à toute personne en contact avec la plante, voire plus. Les prisons sénégalaises se remplissent jusqu’à l’excès.

Macky Sall reste dans la même lignée. En 2015, 75% des cas traités par la chambre criminelle de Dakar étaient liés au trafic de drogue. Si la méthode de répression a varié au cours des divers gouvernements, il reste une constante : le fort sentiment d’abandon ressenti par les Karoninkés, la communauté Diola vivant dans cette région enclavée et difficile d’accès, à deux heures en pirogue du chef-lieu de leur commune, Kafountine.

L’alerte a été lancée
L’avertissement était donné, mais « que faire d’autre ?  » s’exclame nerveusement Hector*, les traits tirés, les bras ouverts, ses paumes calleuses tournées vers le ciel. Foreur de formation, l’homme de 50 ans est revenu dans sa ville de naissance faute de travail dans la capitale.

Le cannabis, c’est interdit et on le sait (…) mais on n’a rien d’autre qui peut nous permettre de vivre dignement. Hector, un cultivateur de cannabis.

Il est retourné à son ancienne activité, celle d’agriculteur de riz, d’oignons mais aussi de cannabis, « malgré lui » : « Nous sommes à peine capables de revendre nos cultures d’oignons et de riz vers le continent. Quand elles ne pourrissent pas chez nous à même les sacs car on n’a rien pour les transporter. Les piroguiers de passage qui se chargent d’amener les marchandises moyennant finance, ne nous permettent pas de tirer des bénéfices, ou alors presque rien. Même de nos jours, avec le changement climatique, les mangroves meurent et l’eau devient de plus en plus salée. Ça tue nos rizières. Le cannabis, c’est interdit et on le sait, on préfèrerait faire autre chose, mais on n’a rien d’autre qui peut nous permettre de vivre dignement. »

Le cannabis, une bénédiction financière ?
Dans les années 60, des missionnaires français ont bien tenté d’ouvrir une école dans les îles, dont une à Saloulou. Mais les 1 000 francs (1,50 euro) de frais de scolarité étaient toujours trop élevés pour ces familles d’agriculteurs et ne leur permettaient pas d’offrir à leurs enfants le luxe de l’éducation.

Dans cette détresse économique, l’arrivée du cannabis était une bénédiction. Il se stocke facilement sans pourrir pendant des mois, et pousse sans rechigner dans les terres particulièrement sablonneuses des îles. Mieux encore, ce sont les acheteurs, de la Guinée, la Gambie, du Sénégal, qui viennent à eux pour récupérer les récoltes ! Et pas à n’importe quel prix : à partir de 15 000 francs CFA (environ 23 euros), jusqu’à 40 000 francs (61 euros) le kilo de chanvre à la bonne époque, contre 400 francs (61 centimes d’euro) le kilo d’oignon. Une somme inespérée pour ces familles paysannes abandonnées à leur sort.

Décidés à se prendre en main, les familles se mettent à exploiter plusieurs parcelles cachées derrière des clôtures de feuilles de palmiers, et entrevoient la promesse d’un miracle économique. Avec l’argent récolté, ils construisent des maisons en ciment, plus résistantes aux aléas du climat. Les villageois se cotisent et creusent des puits, dans un village qui n’est toujours pas alimenté par l’eau courante. Certains se dotent même de panneaux solaires, avant que le gouvernement et les ONG ne leur en fournissent, finalement, en 2012.

Et surtout, ce qui est sur toutes les bouches des paysans, c’est la chance d’enfin scolariser les enfants, jusqu’à l’université si besoin. Estimant à minimum 20 000 francs pour un écolier, 50 000 francs pour un élève du secondaire et 150 000 francs pour un étudiant à l’université à l’année, les parents de Saloulou ont très majoritairement fait le choix de braver l’interdit.

Désormais, la plupart des enfants du village en âge d’étudier sont dans les villes de Kafountine, Dakar, Saint-Louis, Ziguinchor. Certains deviennent juristes, professeurs, commerciaux. Et l’un d’eux est même devenu maire.

L’économie du cannabis
Nfansou Victor Diatta est un fils de Saloulou. A 37 ans, il est l’un des deux premiers jeunes à avoir pu étudier à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar pour suivre des études supérieures, grâce à l’argent récolté par le cannabis. Il a réussi son doctorat de sociologie, avec une thèse portée sur l’économie du cannabis dans la région des Karones.

Accoudé à son bureau de maire de la commune de Kafountine – chef-lieu dont dépendent les îles – qu’il occupe depuis 2014, l’homme s’exprime sobrement. Sa voix est faible, son propos réfléchi. De tête, il évalue qu’aujourd’hui, « plus de 60% de l’économie de la région est basée sur la culture du cannabis. »

Il constate par ailleurs que, grâce à son isolement, Saloulou et ses alentours ont été relativement préservés du MFDC, commanditaire de nombreuses exactions auprès des populations locales, et qui avait profité des revenus de la narco-culture pour en faire le nerf de la guerre : « Cette région était beaucoup trop reculée et difficile d’accès pour eux, ils ont préféré se replier dans la région du Fogny, dans les forêts, où la culture du chanvre est également pratiquée. C’est là-bas qu’ils ont pu faire le gros des bénéfices. Les cultures des îles Karones sont restées des cultures familiales, majoritairement gérées par les femmes. C’est une région populaire à cause de cette production, mais dans les faits, c’est un centre de production moyen à l’échelle du pays. »

Un marché en berne
Depuis 2016, la politique d’emprisonnement systématique des trafiquants ont eu raison de l’enthousiasme des Karoninkés. Plus personne ne vient acheter, ou alors au compte-goutte de faibles quantités à de petites sommes. Le chantier de l’église, construite à partir de ces fonds, est au point mort. Les stocks d’herbes restent dans un coin des maisons, et on espère les vendre lorsque les affaires reprendront. A l’hypothèse du rebond économique, Jean Diassy n’y croit plus, et en a marre de ce qu’il appelle en riant des « magouilles ».

Ce Saloulois bientôt septuagénaire a le dos cambré par un mauvais tour de rein, pour avoir « porté trop de briques la veille ». Mais il a le regard pétillant des jeunes gens enivrés par l’ambition. Il est le président du comité de gestion de la réserve du Kalissaye, bijou ornithologique de la région, classé à l’international.

Les briques qui ont malmenés ses reins sont celles d’un projet d’éco-campement, financé en grande partie par l’ONG américaine Bird Life. Une maisonnette a déjà été achevée, non sans mal : “Le plus long a été de convaincre les gens du village de développer le tourisme, car ils ne souhaitaient pas se faire remarquer. Mais comme ils constatent que la culture du chanvre est un business précaire, instable, ils croient de plus en plus à cette alternative », dit-il en montrant de vieilles photos où il promenait déjà en 1982 des amis militaires français sur son bateau de pêche. « Personne n’exploite la zone de Kalissaye, et pourtant il y a tout à faire ! ». Selon le maire, le tourisme représente moins d’1% des revenus de la commune.

En octobre 2018, ce premier pôle touristique des îles sera terminé. Jean compte célébrer l’ouverture avec les bailleurs, les acteurs politiques locaux, mais surtout, les villageois, avec une préférence pour la jeunesse, comme Raphaël, qui aide déjà les quelques visiteurs de passage. Pour Jean, il souhaite que ce leg inspirera des vocations à la jeunesse, loin des champs et de l’illégalité : « Le cannabis nous a beaucoup servi, moi je n’ai pas eu la chance d’aller à l’école, mais nos enfants, oui. J’espère qu’ils reviendront maintenant ici pour développer de nouveaux projets sur l’île ».

* Les prénoms ont été modifiés

source: dakar-echo.com

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