AEROPORT INTERNATIONAL BLAISE DIAGNE: MAINTES INTERROGATIONS, AUTANT D’INQUIETUDES

0

koumpeu.com-Sera-t-il prêt à l’instant fatidique ? À seulement quelques heures de son ouverture – prévue le 7 décembre à midi – et du basculement complet des activités de l’aéroport international Léopold-Sédar-Senghor (AILSS), l’aéroport international Blaise-Diagne (AIBD) suscite, comme rarement dans l’histoire de l’aéronautique, maintes interrogations et au moins autant d’inquiétudes.

En atteste le courrier adressé le 9 novembre à la ministre des Transports aériens, Maïmouna Ndoye Seck, par Alexandre de Juniac, le directeur général de l’Association du transport aérien international (IATA). Le grand syndicat des compagnies aériennes y fait part aux autorités sénégalaises de ses craintes concernant, notamment, les difficultés d’approvisionnement en kérosène, déplorant le manque d’informations concernant le nouvel aéroport.

Questions de ravitaillement

Au 28 novembre, les compagnies aériennes n’avaient toujours pas été autorisées à inspecter les installations de ravitaillement. « Nous sommes toujours dans l’expectative, on ne peut pas être rassurés, glisse une source proche du dossier. Les compagnies régionales pourront toujours faire du double emport [prendre assez de carburant pour l’aller et le retour], mais pas les long-courriers. Avant de voler, une compagnie doit faire un audit de la maîtrise des risques. Personne ne prendra une seule goutte de kérosène à Dakar si l’inspection n’a pas eu lieu au préalable. »

« Certaines compagnies menacent de ne pas atterrir tant que cette inspection n’aura pas été effectuée », confirme un officiel sénégalais. Au sein d’Air France, des sources confirment l’état de nervosité dû au changement de société aéroportuaire, excluant cependant de ne pas atterrir le 7 décembre.

Après dix ans de travaux et moult reports et rebondissements, ce mégaprojet ne saurait se solder par un fiasco

Si les autorités font bonne figure, il faudra à l’évidence quelques semaines d’ajustement, voire quelques mois, pour que tout soit au point. Le spécialiste du catering aérien Servair, qui ne dispose pas encore d’équipements opérationnels, continuera provisoirement de produire dans l’ancien aéroport de Dakar et fera parvenir ses plats à l’AIBD par camions réfrigérés. Et, à une semaine de l’inauguration, la nouvelle société chargée de l’assistance au sol, 2AS (Assistance Aide Services), n’avait toujours pas obtenu toutes ses certifications.

Par ailleurs, les critiques fusent au sujet du terminal cargo – jugé trop petit –, d’autant qu’il ne sera pas achevé le 7 décembre. Et pour les passagers comme pour le personnel s’ajoutent la durée et le coût de transport engendrés par l’éloignement du nouvel aéroport, accessible via une autoroute comportant trois péages et régulièrement encombrée aux heures de pointe.

Un mégaprojet à 575 millions de dollars

Si l’AIBD est inauguré dans une certaine précipitation et s’il est probable qu’il connaisse quelques couacs initiaux, les autorités martèlent qu’« il sera prêt ! ». À cause d’un différend financier entre les concessionnaires et l’État, la maîtrise d’ouvrage était passée en 2016 du groupe saoudien Saudi Bin Laden au consortium turc Summa-Limak (qui en sera l’opérateur pour vingt-cinq ans). Après dix ans de travaux et moult reports et rebondissements, ce mégaprojet – dont le coût est estimé à 575 millions de dollars (484 millions d’euros), dont la capacité sera de 3 millions de passagers dès sa mise en service (contre 1,9 million de passagers à l’AILSS en 2016) – ne saurait se solder par un fiasco.

Car il en va du rayonnement du pays. Pilier du Plan Sénégal émergent (PSE), le projet de hub aérien, qui passe aussi par la réhabilitation, pour 176 millions de dollars, de cinq aéroports régionaux (Saint-Louis, Matam, Ziguinchor, Tambacounda et Kédougou), est un outil visant à faire du pays, à la stabilité reconnue, un puissant centre d’attraction de capitaux étrangers, sur fond de découvertes d’hydrocarbures.

Par sa position géographique, Dakar a vocation à devenir un hub sous-régional, explique Christophe Leloup

Bien qu’engagé sous le magistère d’Abdoulaye Wade, l’AIBD marquera de son empreinte le septennat de Macky Sall, à l’approche de l’élection présidentielle de 2019. Atout maître entre ses mains en cas de succès ; lourd fardeau dans l’hypothèse d’un échec. Selon divers spécialistes du domaine aérien, le marché est « émetteur » de passagers, et le potentiel est là. « Par sa position géographique, Dakar a vocation à devenir un hub sous-régional. On observe un développement des flux de Dakar vers le Moyen-Orient et l’Asie », explique Christophe Leloup, directeur régional d’Emirates pour le Sénégal.

Tous les regards convergent par ailleurs vers Air Sénégal, dont le destin est en partie lié au sort de l’aéroport. Son projet apparaît plus risqué encore que celui de l’AIBD pour Macky Sall, puisqu’il constitue la troisième tentative du pays en quinze ans de lancer un pavillon national, à la suite de la disparition d’Air Afrique en 2002. Le 7 décembre, la compagnie ne devrait toutefois réaliser qu’un vol de démonstration, avec l’un des deux ATR 72-600 acquis en juin au Salon du Bourget. Selon ses responsables, elle sera opérationnelle en janvier 2018, après avoir obtenu son permis d’exploitation aérienne et la certification IOSA, un précieux sésame qui lui permettra à l’avenir de conclure des partages de codes (commercialisation de vols sur une compagnie partenaire).

Un grand défi

Pour Air Sénégal, le principal défi consiste à recruter et à former ses personnels en un temps record

En septembre, d’après un proche du dossier, à l’image du climat d’impréparation régnant à l’AIBD, Air Sénégal ressemblait à « une coquille vide » : « Avec 90 % des postes obligatoires faisant défaut et malgré un an d’existence légale, l’entreprise n’avait qu’une semaine d’existence comptable, tout en étant dépourvue de système informatique et de système de réservation de billets. » À la fin de novembre, le financement des deux appareils, garanti souverainement par l’État sénégalais, était enfin sur le point d’être bouclé. Pour Air Sénégal, le principal défi consiste à recruter et à former ses personnels en un temps record.

D’ores et déjà, on sait que son premier programme de vols s’articulera autour de destinations domestiques, comme Ziguinchor, et de villes situées dans un rayon proche, telles que Nouakchott (Mauritanie), Praia (Cap-Vert) et Banjul (Gambie). Mais là où la nouvelle compagnie étonne, c’est par les ambitions qu’elle affiche désormais. Dirigée depuis septembre par Philippe Bohn, l’ex-« Monsieur Afrique » d’Airbus, secondé par Jérôme Maillet, ancien directeur général adjoint de Congo Airways, Air Sénégal entend en effet se lancer à brève échéance dans le long-courrier.

Un potentiel de trafic

Le 16 novembre, lors du Salon aéronautique de Dubaï, la compagnie signait l’achat de quatre Airbus A330 Neo (configurés pour 280 sièges), dont deux en option, obtenus à un très bon prix, comme le révélait Jeune Afrique Business +  : juste au-dessus de la barre des 100 millions de dollars l’unité (pour un prix catalogue de 270 millions de dollars). Alors que ses futures concurrentes Asky et Air Côte d’Ivoire ont fait reposer, avec succès, leur développement sur le trafic domestique et régional, Air Sénégal annonce son intention de faire du long-courrier, dès 2019, son relais de croissance.

Parmi les dessertes envisagées, Paris (une ligne très profitable), Londres, Beyrouth (compte tenu de l’importante communauté libanaise qui vit au Sénégal), New York et, de manière plus surprenante, São Paulo.

Concernant cette dernière destination, elle pourrait notamment récupérer du trafic en provenance du Cap-Vert aux dépens de la chancelante compagnie nationale TACV, estiment les spécialistes. L’idée étant de desservir en vol direct ces destinations pour lesquelles il existe un potentiel de trafic, là où il faut souvent faire escale en Europe. Et ce avec des prestations qui se veulent dignes des plus grandes compagnies, à bord d’aéronefs dernier cri.

Comment Air Sénégal remplira-t-il ses A330 s’il ne dispose pas d’un véritable réseau régional ?

« Ramené au kilomètre par passager, le long-courrier sur le continent africain est le plus profitable », confirme un expert. Un pari que plusieurs observateurs avisés jugent pourtant risqué.

« De manière générale, sur un appareil de 300 sièges, la rentabilité ne se fait que sur 5 à 6 sièges, rappelle Bruno Boucher, responsable de la région Afrique chez Lufthansa Consulting. De plus, sur les routes long-courriers, toute compagnie qui se lance doit se frotter à des géants comme Air France ou Emirates, qui peuvent augmenter leurs capacités et jouer sur les prix. Ces dernières disposent d’une flotte imposante qui peut absorber les pertes plus facilement. »

« Comment Air Sénégal remplira-t-il ses A330 s’il ne dispose pas d’un véritable réseau régional et d’une sous-flotte pour venir nourrir son trafic ? » s’interroge un autre professionnel du secteur.

La carte du hub régional

Si elle n’en fait pas l’angle d’attaque de sa stratégie, la direction de la compagnie indique ne pas négliger pour autant le régional. Sur le papier, elle doit jouer à plein la carte du hub pour faire venir des passagers à Dakar. Elle recherche actuellement des monocouloirs en location de type A319/A320 pour desservir, au deuxième trimestre de 2018, Conakry, Ouagadougou et Abidjan.

Au vu de la concurrence menée par Asky, Air Côte d’Ivoire et la compagnie qui naîtra en janvier de la joint-­venture entre Rwandair et l’État béninois, « le marché régional est déjà en surcapacité, comportant un nombre important d’acteurs. Avec de faibles volumes de trafic et des tarifs souvent trop bas au regard des coûts élevés en Afrique, notamment un carburant plus cher qu’ailleurs, il offre une capacité d’expansion limitée », explique Jérôme Maillet.

 Le chiffre d’affaires d’un long-courrier équivaut à celui de cinq vols entre Dakar et Conakry, résume un expert

À l’horizon 2022, Air Sénégal espère transporter 1 million de passagers par an (en comparaison, Air Côte d’Ivoire en aura pris en charge 850 000 en 2017), dont 400 000 en long-courrier et 600 000 sur le domestique et le régional, en réalisant cependant deux tiers de ses recettes sur le long-courrier. « Le chiffre d’affaires d’un long-courrier équivaut à celui de cinq vols entre Dakar et Conakry », résume un expert.

Si la compagnie s’attend à enregistrer des pertes les premières années, elle espère réaliser, d’ici à cinq ans, un chiffre d’affaires qui pourrait s’élever à 275 millions de dollars.

Retoqué, le plan imaginé à l’origine par le cabinet Seabury prévoyait plutôt un décollage par étapes, du domestique au régional, jusqu’à l’intercontinental. Le duo Bohn-Maillet préfère frapper un grand coup en engageant tout de suite des investissements importants, plutôt que d’accumuler les pertes sur le régional. « Une compagnie qui ne dispose que d’une demi-douzaine d’avions est encore plus exposée à la concurrence, il lui faut croître très vite », explique Jérôme Maillet.

La fusée Sénégal

A terme, le capital de la compagnie, détenue par l’État sénégalais à travers la Caisse des dépôts et consignations, sera porté à 150 millions de dollars. Actuellement, elle dispose de 40 % de la somme. Pour compléter la mise, elle entend lever des fonds dans les douze à dix-huit prochains mois en ouvrant jusqu’à 49 % de son capital à des investisseurs internationaux, éventuellement des compagnies aériennes. En investissant dans des appareils neufs, des actifs qui ont de la valeur, Air Sénégal entend aussi minimiser les risques.

« Sur les trente dernières années, l’investissement dans un avion a permis d’obtenir un rendement moyen annuel de 6,8 %, proche des performances (7,9 %) de l’immobilier américain », précise Jérôme Maillet. D’ici à 2019, Macky Sall devra montrer très rapidement qu’avec l’AIBD et Air Sénégal il a su réaliser le meilleur placement pour faire décoller la fusée Sénégal.

avec Jeune Afrique

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *