SÉRAIL: CES SECRETS QUE CHANTAL BIYA A VOULU CACHER AUX CAMEROUNAIS

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Le texte ci-dessous est un extrait de l’œuvre biographique du parcours de la première dame Chantal Biya. Intitulé La belle et la République bananière, la sortie de ce livre écrite par l’écrivain camerounais Bertrand Teyou avait été interdite en 2010.

CameroonWeb vous en propose un extrait:

Au regard de sa propension à la générosité internationale reconnue, sa dynamique humanitaire si particulière, son aura de star mondiale de la lutte contre le sida, son look excentrique qui fait sensation à chaque apparition, Chantal Biya ne laisse personne indifférent. Elle est honorée ou érigée en diva, et vénérée comme telle par les plus grands de ce monde qui la couvrent de paroles bienveillantes. Distinction qui, infiniment, émeut l’octogénaire mari et rafraîchit le règne prodigieux du Renouveau chaotique passé à Renouveau passionnel, grâce à la muse sémillante qui fait de la tragédie une aubaine.

Dans les années 70 à Dimako, les filles de joie, qui servent de gadgets appétissants aux néo-colons blancs qui déciment les forêts d’Afrique centrale, ne manquent pas. Cette petite bourgade de l’Est Cameroun, de sa virginité naturelle convertie en poumon économique, est devenue un eldorado qui suscite la curiosité, et donne aux villageois des environs l’envie d’y converger pour trouver du travail et améliorer leur condition de vie.

L’exploitation forestière y offre du travail et, on y côtoie le Blanc qui, en ces premières aurores de l’indépendance, reste toujours un mythe devant lequel se prosterne la peuplade qui n’éprouve pas encore la vocation universelle de l’émancipation acquise. Des Noirs réduits à être des manœuvres ou des employés de maison sous-payés, à la merci des fantasmes de leurs maîtres. Tous autant qu’ils sont, femmes, enfants ou maris.

À cette époque, la barbarie coloniale a changé de mode opératoire. Ses exécutants sont issus de la nouvelle classe dirigeante acquise à la cause de l’ancien colon. Le gouvernement Ahidjo au pouvoir a pour mission de préserver les privilèges des anciens maîtres. Message reçu, sans faute, par les populations, après le sanglant avertissement des années de braise ayant précédé la fête du premier janvier 1960, carnage au napalm si aveugle et barbare qu’à présent, la peur se répercute quasi naturellement, de génération en génération, transmis depuis les premiers parents qui, pour sauver la postérité, durent accepter de s’assouvir.

A Dimako, convergent des assouvis, des peuplades serviles. On vient des villages environnants, à pieds, en patin artisanal ou en transport public de fortune, pour la SFID (Société forestière et industrielle de la Doumé… ou de Dimako), complexe industriel implanté depuis 1945 suivant le plan colonial d’exploitation forestière en Afrique équatoriale française, réserve d’essences de bois les plus variées et les plus riches.

Après l’indépendance, la société SFID, qui sort d’une période de baisse d’activité, reprend du service, grâce à l’irradiation du plan Marshall depuis l’Europe. Elle est refondée par un brave du coin nommé Banda Banda André, et un vieil expatrié rescapé des vestiges coloniaux. Cette structure industrielle, passée du régime d’intervention financière dirigiste de l’État colonial à mandat capitaliste, s’érige en îlot d’espoir pour les populations de la grande région de l’est.

C’est en suivant l’exode économique que Mengolo Timothée, venu de son Ndouma natal côté ouest, se retrouve à Dimako. Il est loin d’imaginer que cette aventure le conduira, par le biais de sa petite progéniture, dans un palais présidentiel. Il est employé à la SFID comme chauffeur chargé des approvisionnements. Il habite le camp réservé aux employés noirs, cases bâties en matériaux provisoires et rappelant les masures des townships de Soweto.

Ce complexe ouvrier de fortune jouxte le camp des Blancs qui, aussitôt, se dresse en contraste bouleversant, par son immédiate proximité avec la misère des travailleurs locaux. Il est constitué de résidences confortables, d’espaces de loisirs avec piscines, courts de tennis et aires de promenade ombragées. Le site de la SFID est alors comparable à un prototype d’Apartheid version forêt équatoriale. Sa ruine d’aujourd’hui en est un cliché saisissant, vestige à l’abandon, séquelles figées par les sédiments du temps et de la poussière.

La bourgade de Dimako est née de l’exploitation forestière, conquête de l’est Cameroun, à la recherche de son or vert, réserve de bois riche dont les essences variées sont fortement sollicitées sur le marché international. L’activité y est en plein essor.

Quand Mengolo débarque, en sa qualité de travailleur vigoureux et dévoué, il n’éprouve aucune peine à y trouver un emploi. C’est par le dur labeur qu’il réussira à gagner la confiance de ses patrons blancs, à améliorer sa condition et à fonder une famille.

Au fil des années d’effort, la famille Mengolo grandit et s’agrandit, compte parmi elle la jeune Rosette, une adolescente pleine de vie et de beauté. Rosette est admirée par tous, par son éveil et sa dynamique, en parfaite image de son père.

Elle ne passe pas inaperçue dans les rues de Dimako qui, de plus en plus, se développe selon les mêmes appétits que tous les autres eldorados de recherche d’or, vœux de modernité célébrés tous les ans à travers des concours de miss, évènement permettant aux jeunes filles de la région de montrer leur charme.

Lors d’une de ces cérémonies de miss, qui met en lumière les jeunes filles du coin, y comprises celles venant des villages reculés, Rosette, fille de papa Timothée, en est lauréate. L’élue est acclamée par toute l’assistance, une distinction qui fait écho, et retient particulièrement l’attention de Georges Vigouroux, un patron français qui travaille à la SFID et habite le camp des expatriés.

Par son statut de maître blanc, Vigouroux est aussitôt servi, il confie la mission à l’un de ses ouvriers de la SFID, Samba Gaston, membre du jury de l’élection miss, qui s’occupera de dire à Timothée Mengolo le privilège dont il fait l’objet.

La Rosette, toute frémissante, délicate de son âge fragile de 15 ans, franchira, pour la première fois, le camp des expatriés. Un petit bond certes mais le passage d’un univers à l’autre, entre deux mondes proches et au même moment si séparés. Georges découvrant le charme et la tendresse de sa dulcinée l’accueille en princesse, étrangement pris d’égard.

Après les facilitations de Samba Gaston, c’est Banda Véronique, fille de Banda Banda André, assez bien introduite dans le camp des Blancs, qui s’est occupée d’accompagner Rosette. Car comme le veut la tradition africaine, ce sont les femmes qui livrent la muse.

Une liaison amoureuse intense s’en suivra, torride et passionnée, ses fruits ne tardent pas. Une grossesse, puis une naissance, un magnifique bébé auquel on donne les prénoms Chantal Pulchérie. Véronique ira jusqu’au bout de sa besogne, elle sera la marraine de la nouveau-née.

Mais cette naissance met au grand jour une relation que Vigouroux voulait secrète, passagère et sans avenir. Rosette s’était dramatiquement trompée sur l’égard du premier jour que manifesta son compagnon, un égard qui ne voulait en rien dire amour mais désir. Elle n’était qu’une autre petite fille désirée comme il y en a eu d’autres, comme il y en aura d’autres pendant les prochaines élections miss qu’on organisera pour servir spontanément, aux maîtres, les meilleurs fruits de la région.

Étant pris de court par la tournure des choses, Vigouroux a pensé à l’avortement, mais, abandonné aussitôt l’idée car il serait stupide d’engager un projet périlleux contre « une indigène qui de toute façon ne serait pas plus mal en traînant avec elle un rejeton » lui conseille alors son collègue habitué à ce type d’expérience.

Malgré les conseils du collègue, Vigouroux reste contrarié, non pas parce que le trentenaire qu’il est éprouvé du remord pour l’adolescente Rosette; mais à cause de la présence de sa compagne, la mère de son premier fils, venue de France pour quelque vacance. La vérité occultée qui dévastera Rosette, de même que Samba, et son ami Mengolo qui avait eu l’illusion d’une romance sincère.

Rosette est déchirée, un bouleversement qui, couplé à son âge de puberté, devient carrément une bombe sentimentale. Elle est la muse bafouée des chercheurs d’or vert. Elle se livre à la liberté explosive, pour fuir le suicide.

Elle devient instable, insaisissable et incontrôlable ; légère et volage. Une situation qui met en danger l’équilibre conjugal précaire de Vigouroux. De plus en plus, la liaison que Georges a eue avec Rosette ne cesse de constituer une menace, cauchemar quotidien, en plein milieu de forêt équatoriale, à des milliers de kilomètres de sa France.

C’est dans ces conditions, après le départ de sa compagne, que Georges Vigouroux prend la résolution de quitter la SFID, Rosette, le bébé et tout le reste. Pour lui, c’est une mésaventure à mettre sur le compte des vicissitudes de la vie. Il abandonne Rosette et sa forêt, et s’en va continuer l’aventure ailleurs, à Douala, capitale économique, ville portuaire, autre destination de chercheurs de trésor où accostent des marins blancs qui connaissent par cœur le destin des femmes chagrinées.

Après ce brutal départ de Vigouroux, Rosette va vivre un véritable naufrage, une fuite en avant qui ne s’arrête jamais. Elle doit affronter les remontrances silencieuses des regards qui, enviant de moins en moins l’icone de la beauté qu’elle est, la traitent, comme c’est souvent le cas, en épave de Blancs, ce qui signifie début de gloire si on choisit de partir ou fin de parcours désastreux si on décide de rester au village.

Rosette est doublement effrayée par ce que risque d’être sa condition parmi les siens. Elle sait déjà que quand une femme accouche hors mariage elle est rejetée, et pire si le géniteur est un Blanc fantôme, personnage dont l’image, dans la mémoire enfouie de tout Noir, suscite l’épouvante ou la haine. Son destin se montre encore plus tragique qu’elle ne l’imaginait. Dans sa solitude intime, elle lutte constamment contre le mauvais sort, comprenant qu’elle est condamnée à partir, à embrasser, malgré elle, la voie de la gloire.

A la faveur de son père qui voyage assez fréquemment pour le compte de la SFID, et la gentillesse de sa nouvelle belle-mère, Rosette est tout le temps partie. Et à chaque fois, un pincement au cœur, quand elle s’éloigne laissant sa fille tantôt chez la belle-mère, tantôt chez une tante ou à une cousine, une douleur qui paradoxalement ne fait que la contraindre à suivre l’horizon incertain.

C’est dans ce contexte instable que Chantal grandira, sous les auspices de son grand-père qui fait partie des dix employés locaux bénéficiant du statut valorisant de cadre moyen, privilège gratifiant certes, mais qui ne dispense point du sort des autres familles du camp des misérables.

Bien que Métisse, Chantal ne sera point une privilégiée, son quotidien est le même que celui des autres enfants noirs, ajouté à cela la nostalgie permanente, à cause des absences fréquentes de sa mère, une tristesse qui ne s’apaise que lorsqu’elle retrouve ses camarades, sur le chemin d’école ou dans la cour de récréation.

Comme sa mère ou son grand-père, Chantal est spontanée, énergique et travailleuse. Chaque fois qu’elle va puiser de l’eau à la fontaine du quartier pour les travaux domestiques de la maison, c’est avec frénésie, c’est aussi une joyeuse occasion de retrouvaille entre les enfants du quartier Dakar.

Débordant d’énergie, Chantal tient fréquemment le rôle de leadership parmi ses camarades, admirée pour son sens d’organisation des équipes pendant les moments de distraction. Elle se passionne pour des jeux tels que le pousse pion*, le tapis vole* dans le cours d’eau appelé foulé-foulé où les enfants du camp jouent à qui veut pain chargé. Dans ce bassin tapissé par la végétation, on joue au lancer d’eau et on plonge la tête en montrant son petit derrière vers le ciel.

Le foulé-foulé est aussi un lieu de règlement de compte des disputes inachevées à l’école ou dans la cour de récréation, rivalités fréquentes d’enfants dont certaines laisseront d’inoubliables séquelles.

Comme ces fois où Chantal reçoit des petites insultes, moqueries blessantes, à cause de sa couleur de peau métissée, on la traite souvent de ntangan belabo*. Et pour autant, elle ne se laisse pas faire. Elle sait se défendre, aussi bien face aux filles qu’aux garçons. C’est ainsi qu’elle va finir par inspirer respect, et même crainte auprès de ses camarades.

Nous sommes en 1985, Chantal a 15 ans. Son corps développé est par chance épargné de la tragédie environnante. À l’est Cameroun, le spectre de la modernité qui s’est mêlé aux us locaux a engendré le chaos : sexualité ou grossesse précoces sont le passage obligé de la plupart des adolescentes. À 16 ans, certaines jeunes filles ont la chair martyrisée ou suturée, à cause de ces blessures sentimentales qui finissent en blessures réelles.

L’ouverture sur le monde a créé dans la région de l’est un véritable séisme social. La ruée vers l’or vert, de ses promesses dorées, a transformé la vie de paisibles paysans en cauchemar. Tous les soirs, les ouvriers de la SFID se saoulent dans des gargotes, et ne rentrent à la maison qu’une fois le cervelet frelaté, ce n’est qu’ainsi qu’ils réussissent à trouver le sommeil, après le dur labeur de la journée.

De saoulerie en saoulerie, tous les hommes du coin sont métamorphosés en carcasses, virilité rugueuse, carrosseries ambulantes, le prince charmant a déserté le village. C’est pourquoi toutes les jeunes filles de la communauté rêvent de partir, de fuir les blessures, car la légende raconte qu’on aurait plus de chance dans les grandes villes. Elles rêvent toutes de s’accrocher un jour sur l’une des rares voitures qui traversent la route poussiéreuse de Dimako pour la capitale.

C’est ainsi que Chantal s’enfuira, et se résoudra par la suite à rester avec sa mère à Yaoundé. C’est le début d’une nouvelle vie. La petite fille de la forêt est désormais dans la ville lumière, la capitale politique du Cameroun qui, elle ne le sait pas encore, est une arène encore plus féroce que les bourgades de recherche d’or vert.

Une cité de loups qui a déjà laissé des séquelles à sa mère devenue alcoolique, cette dernière qui doit s’hydrater abondamment tous les matins, en buvant deux litres d’eau, pour apaiser le feu en elle. A Yaoundé, pas besoin d’attendre les jours de colère, l’immolation est permanente.

La capitale politique du Cameroun se dresse sur des cimes, sept cornes sorties de terre, elle constitue une forteresse remontant à l’époque de l’occupation coloniale. Comme la plupart des villes en Occident, Yaoundé, de nom vulgaire et sans racine, fut fondé par des canons, édifié à partir d’un poste militaire allemand érigé en 1895, sur une colline, mur de feu baptisé Ongola qui signifie « clôture » en langue locale, un édifice par lequel l’occupant allait par la suite emprisonner le destin des populations autochtones, la gloire par la puissance de feu. Le feu permanent de Yaoundé remonte à son origine.

Rosette, qui s’immole tous les jours, est loin d’imaginer que sa situation est la conséquence d’un ordre lointain. Avec l’arrivée brutale de sa fille, elle se voit toute couverte de honte, elle s’en veut, de ce mal qu’elle se fait par sa propre intention, un mauvais sort contre lequel elle a sollicité en vain le secours biblique.

Son appel à la miséricorde a tout le temps résonné comme un cri dans le désert, la ville de Yaoundé elle-même transformée en chantre maléfique où l’opulence la plus cruelle côtoie, dans la totale indifférence, la misère la plus insoutenable. Les faibles sont oubliés ou écrasés, véritable purgatoire sans fin. Ayant plongé de façon quasi irréversible, Rosette mesure déjà la fragilité qui guette sa fille.

Elle sait que basculer ne tient qu’à un petit fil. Mais pour l’instant, elle accueille son enfant avec joie et s’efforce de sourire, de lui épargner le récit des difficultés qu’elle n’a cessé de rencontrer depuis son arrivée à Yaoundé, situation qui, peu à peu, l’a rendue dépendante à l’alcool. Ceci ajouté à son chagrin de mère ayant toujours été absente auprès de son enfant.

Par sa voix candide et déjà empreinte de sens de responsabilité, Chantal manifeste son inquiétude face à la situation indissoluble de sa mère et l’exhorte à réaliser que l’alcool ne résout rien, elle souhaite l’aider à s’en sortir. L’échange entre mère et fille permet de créer un nouveau départ, sauver ce qui peut l’être, promesse solennelle de donner le meilleur pour que les choses s’améliorent.

Rosette espère fortement qu’avec sa fille, elle saura trouver le bon chemin. Chantal reprend l’école, elle est assidue et déterminée. Elle ramène même de bonnes notes, ce qui laisse envisager un avenir meilleur. Malheureusement, l’engagement sincère de deux femmes pleines de bonne volonté connaitra, en à peine un trimestre, de terribles épreuves.

La réalité de la pauvreté resurgit, cruellement. Les vœux ardents de réussite s’érodent peu à peu. Tout bascule à nouveau, Rosette, doublement fragilisée, par son impuissance face à l’encadrement de sa fille, replonge, dans le tourbillon éthylique, et pire cette fois-là car, elle se passe même de réhydratation matinale, et reste dans le feu permanent des fées insatiables, elle n’y peut rien étant trempée, « mouillé c’est mouillé, il n’y a pas de mouillé sec » dit l’oracle populaire.

C’est ainsi que la suite du parcours scolaire de Chantal se trouve brutalement perturbée, face au dénuement de la maison. Elle comprend qu’elle va devoir se prendre en main, être plus sensible aux regards portés sur elle, sur le chemin d’école, ou ceux des amis de sa mère.

La situation est si difficile qu’elle ne peut continuer de résister à l’assaut des mâles nantis. Même sa mère Rosette l’y pousse, à sa manière, en vantant les charmes de sa progéniture. Chantal se libère de son tract, et aborde ainsi son destin de femme, pour assurer sa survie.

Elle devient adulte en y étant poussée par la faim. Et, loin de l’épanouissement escompté, cet épisode du bonheur par l’amour va la plonger dans une saison encore plus dramatique. Elle prend précocement une grossesse, avec l’un des bienfaiteurs qui la comblaient, une situation imprévue qui, petit à petit, va faire baisser les sollicitations, bouleversant les ambitions de sa mère.

En plus de se prendre en charge, Chantal doit élever ses jumeaux, en s’appuyant sur une Rosette qui ne lui a toujours pas pardonné son accident, et un géniteur violent et absent. Être à la hauteur de ses responsabilités au quotidien relève du miracle. Chantal a appris très tôt à compter sur la chance et sur un dieu au secours des pauvres. Mais la roue de fortune ne lui sourit pas toujours.

Se sentant à bout, elle pense de plus en plus à son père qui pourrait tout au moins la prendre dans ses bras. Les amants gentils de sa mère ne pourraient combler ce désir profond. En effet, Chantal étant métisse, certains compromis s’avèrent peu évidents avec les amants camerounais de sa mère, elle se trouve condamnée à retrouver son blanc de père.

Elle éprouve chaque jour l’ardent besoin d’amour paternel, elle en souffre, depuis l’école où, déjà, on la traitait d’enfant cotisé*, au point où parmi les siens, elle se voyait par moment comme une inconnue. Un malaise qui l’a profondément marquée, de ces mythes courants où l’on catalogue la femme métisse comme étant destinée à finir en prostituée.

Des conséquences tragiques de cette image, elle a échappé de justesse à l’inceste, au viol, dans un environnement où plusieurs de ses camarades en étaient victimes, le triste creuset de modernité qu’était devenu Dimako. Arrivée à Yaoundé, elle va encore subir la convoitise des amants de sa mère, connaitre des nuits d’insomnie suite aux explosions de colère de Rosette, ce qui a par moment donné lieu à des fugues périlleuses. Elle a le sentiment d’être haïe.

La relation entre Chantal et sa mère n’est point apaisée, elle pleure, enveloppée de chagrin, éprouvant à nouveau le besoin de partir, chose qui s’annonce compliquée, voire impossible, car partir de Yaoundé, point de chute de tous les rêves de départ, suppose retourner en brousse.

Ses capacités humaines s’épuisant, Chantal s’investit alors dans la prière, de plus en plus, une voie qui semble la réconcilier avec sa mère, cette dernière qui a fini par retrouver de meilleurs sentiments, ayant réalisé que les femmes chagrinées qui s’immolent à alcool ne finissent pas forcément heureuses.

Rosette s’est surtout réveillée grâce à sa cousine qui, fonctionnaire, maîtresse d’école, lui a rappelé à quel point elle faisait la honte des femmes, ces femmes qui doivent inspirer la vertu au sein de la famille, et rester des modèles pour leurs enfants et non des personnes indignes ; lui a rappelé à quel point elle se laisse aller par de multiples vies. La maîtresse cite en exemple sa propre vie de famille qui n’a tenu au bout de 20 ans de mariage que grâce à la patience.

Jamais on n’avait parlé à Rosette avec une telle autorité, sa cousine termine en lui demandant de se ranger et de fonder une vie de famille équilibrée, et que seul l’amour résolu peut l’y aider, cet amour par lequel elle a pu sortir son couple des durs moments.

L’amour résolu, voilà ce qui est conseillé à Rosette. L’amour résolu c’est-à-dire choisir une voie parce qu’il ne sera plus possible de faire marche arrière, être attaché à une valeur quelles que soient les circonstances. Amour résolu, lien irréversible, destin résolu.

Une idée louable bien évidemment, mais qui, malheureusement, ne sera possible que pendant la brève trêve accordée par l’occupant. L’immolation reste inexorable, Yaoundé, qui est l’oxygène ou le combustible du Cameroun, nous l’impose.

« Quand Yaoundé respire, le Cameroun vit » avait déclaré le prince. Et quand on sait que respirer ou s’immoler veut dire exactement la même chose suivant les cordes du palais, tout est compris. Il n’y a qu’à le vérifier au travers de la danse crématoire des fonctionnaires de la gadoue administrative qui, tous les soirs, s’arrêtent à la buvette du carrefour confesser aux anges du désir leur épouvantable fragilité, la virilité rugueuse de leur muscle, leur détresse profonde provoquée par le manque d’amour résolu.

Le péril décrié par la maitresse est bel et bien palpable, et si répandu qu’un bonheur isolé sera tout de suite balayé par le naufrage total imposé par l’ordre néocolonial.

Comme sa grand-mère qui dut fuir la polygamie, sa mère que foudroya le chercheur d’or vert, Chantal est prédestinée à connaître la furie. Elle ne serait point épargnée du destin qui prévaut. D’ailleurs, toute sa vie elle a été témoin du sort de la femme érigée en décor de famille, objet de plaisir ou de loisir, butin marital pour ne point périr, c’est pourquoi quand elle atteint l’âge de la prime adolescence, sa mère avec précision lui dessine le prince charmant : riche, véhiculé et possédant une villa, bref l’homme bien de là-bas.

En ces années 80, les métisses au Cameroun ayant la couleur de peau bronzée, canon de beauté recherché, ont quelque privilège évident, et sont sollicitées tant par les amants blancs et, côté Camerounais, par les plus aisés. L’origine modeste de Chantal est compensée, sur la place des désirs, par le privilège de la peau, grâce aux mœurs courantes qui soutiennent que la perfection tend vers la peau blanche, précisément le Blanc blond aux yeux bleus.

On aurait dit que tout, absolument tout ce qu’on faisait était subordonné à cet idéal, vu le scalp du cuir chevelu à la chaux vive et le décapage cosmétique que cela entrainait. C’était étrange, l’ordre aryen défendu à mort par les Noirs !

En tout cas, c’est par ce canal que Chantal va être plus ou moins acceptée. Une fois installée à Yaoundé, elle s’insère peu à peu dans la société des happy few et peut fréquenter des clubs de loisir ou boîtes de nuit huppés. C’est l’époque des séries télé hollywoodiennes ou brésiliennes qui vantent les bienfaits de la délivrance par l’élégant citadin ou le prince charmant, une publicité qui videra des villages entiers, l’exode massif des paysannes vers la ville, à la recherche de l’homme bien de là-bas.

Dans la vague des déplacées, on retrouve des adolescentes envoûtées par des clichés ou des jeunes femmes désœuvrées, les évadées des foyers conjugaux en faillite, les cœurs blessés, les divorcées, les amoureuses trahies, les veuves précoces. Elles atterrissent toutes à l’hôtel de ville de Yaoundé, sorte d’hôtel Rwanda à l’eau de rose. Parmi elles, des peaux attrayantes ou exotiques qui poursuivent l’exploration en club, dans des « boîtes à Blanc » comme disaient les filles entre elles, la boîte de nuit Le Caveau par exemple.

Tel est l’univers que rencontre Chantal, des milieux où elle trouve des types chics qui lui font vivre des contes de fée, mais aussi souvent des salauds qui lui font vivre un enfer.

Quand Chantal tombe sur l’amant qui la gâte, c’est généralement le moment où elle éprouve très peu de sentiment, mais quand il lui arrive d’ouvrir son cœur tendre, c’est plutôt le contraire qui se produit, elle est tout le temps déçue. Comme ce soir de mai 1986, où pour la première fois elle avait des frissons d’amour, pour se retrouver quelques mois plus tard enceinte de jumeaux, et puis abandonnée, plongeant sa mère dans le total désarroi.

Accablée par le poids des charges à assumer, Chantal se sent toujours plus fragile malgré l’appel du seigneur, en équilibre précaire avec elle-même, et avec sa mère qui vacille à nouveau, déclin immanent vers l’alcool. Elle a désespérément besoin de secours palpable, celui de son père.

Elle réinterroge Rosette avec insistance, elle implore son aide. C’est alors que cette dernière la met finalement sur les traces de son père, comme sur un chemin de la délivrance, car de Yaoundé, point de chute de tous les départs, seule la voie vers le père, vers le ciel, peut émouvoir.

La petite fille de Mengolo embarque dans un bus et se retrouve à Douala, rue Toyota au quartier Bonapriso, devant un portail métallique.

Elle frissonne un moment puis se décide à sonner. Une gentille dame kribienne, Agnès Vigouroux, l’épouse de son père, l’accueille. D’un ton fébrile et pathétique, elle lui annonce l’objet de la visite. La dame ne s’en prendra pas aux batifolages de son mari, elle voit plutôt en face d’elle une enfant qui a besoin d’assistance. Elle fait entrer la bienvenue et l’installe.

Tout de suite, Chantal bénéficie d’une attention spontanée. Elle sent un réconfort qu’elle n’avait jamais connue jusque là. Elle est envahie d’une émotion indescriptible face à cette femme qu’elle vient de rencontrer pour la première fois et qui lui donne le sentiment d’être en présence d’une mère attentionnée, produisant, ne serait-ce que pour un court instant, l’impression de sortir de son enfer.

Quand M. Vigouroux rentre le soir, son épouse lui annonce la présence d’une étrangère dans la maison. Ayant pris connaissance des faits, il méconnaît le visiteur. Il reste ferme : il n’a jamais eu d’enfant, l’histoire avec Rosette fut une aventure. Sa position est « sans appel » précise-t-il. Pendant le bref séjour de Chantal dans la maison, sous les auspices d’Agnès, il ne lui adresse pas la parole. Pour lui, il s’agit d’une inconnue.

Les fréquents voyages de Chantal à Douala ne changeront pas la position de M. Vigouroux. Encore moins les efforts maternels de son épouse qui, métisse née du viol d’un patron blanc sur sa domestique indigène, essayait de porter secours à une enfant dont elle ne comprenait que trop bien les blessures.

Même les recours incessants des amis de la buvette habituelle de Bonanjo, quartier administratif de Douala, n’y changeront rien. Vigouroux restera de marbre et conseillera aux proches qui veulent rester ses amis de lui épargner le sujet.

Chantal se contentera alors de la sympathie secrète de Mme Vigouroux qui la soutiendra du mieux qu’elle peut et surtout, la présentera à des amies, à une voisine métisse également, histoire d’accompagner son rêve possible d’avenir.

La voisine de Mme Vigouroux se montre chaleureuse, et est sensible à l’histoire de Chantal dont elle fait une amie. Elle s’appelle Marie A. et détient, avec son mari français, une boîte de nuit à la mode à Douala, le club 78, version XL du club Saint-Hilaire, à cette époque le passage obligé de tous les ambitieux.

Grâce à son avant-gardisme festif, le 78 est une arène ouverte à tous les genres humains, surtout de ses pénombres où, pour la première fois au Cameroun, le mythe de l’homosexualité féminine est dévoilé, et Marie, du haut de son irrésistible beauté, érigée en prêtresse des insatisfaites.

Les soirées s’y vivent comme un moment de pèlerinage pour tous, y compris les hommes voulant mettre en lumière l’immense part de féminité en eux. C’est aussi l’antre sublime où les bienfaiteurs se passionnent de l’immolation des fées qui s’exhibent sur les pistes de danse cadencées de lumières multicolores.

Au sein de la micro bourgeoisie de Douala, l’âge sordide de Yaoundé est métamorphosé en œuvre d’art, avec pour maître de cérémonie un certain Donatien Koagne, célèbre par sa mallette magique qui blanchit la fortune des chefs d’État. Par son aura, l’homme bien de là-bas célèbre le baptême des muses, en arrosant ces dernières de billets de banque, sous les rayons denses des stroboscopes et les louanges endiablées des DJ du 78.

On est en extase jusqu’au bout du bout de la nuit, et de magique, le nec du petit matin, quand au sortir de la boîte de nuit, la bulle rétrécit et éclate dans la paume de main, en vous laissant un parfum inoubliable. Puis, en titubant, sous la lumière du petit jour, bien que traînant encore ce petit soupçon de soufre, vous rentrez, en promettant de revenir.

La patronne du 78 fait découvrir à Chantal toutes les facettes de Douala, surtout, lui dévoile que tout se résume dans la petite bulle du matin qui éclate dans la paume de main et disparaît, et, subitement, plus de bienfaiteurs.

Et que la vraie vie c’est d’avoir un mari et des enfants. Une révélation bouleversante pour Chantal qui croyait en cette gloire-là, Chantal qui au fil des jours redécouvre Marie, dans la vraie vie, femme au foyer infiniment attachée à sa fille et à son mari, loin de l’icône choyée de boîte de nuit, la vraie vie de famille que nourrissait Chantal avant de basculer.

Les jours suivants, la présence de Chantal au 78 est plus détendue, Marie l’y invite pour le fun, lui prodigue quelques conseils pour le choix de ses amants et la dépanne en argent de temps en temps. Chantal se confie à Marie, lui raconte ses déboires et aussi sa récente rencontre avec un monsieur bamiléké qui s’occupe merveilleusement d’elle, mais souffre parce qu’elle ne le voit que selon la disponibilité de sa vie de famille, elle s’ouvre entièrement pour la première fois, une complicité avec Marie qui la console du violent rejet par son père.

En retournant à Yaoundé, Chantal, qui n’a certes pas reçu le réconfort paternel qu’elle espérait, se trouve infiniment revigorée par le soutien et les conseils de Marie. Elle n’a plus l’obsession de la recherche de gloire, car elle sait désormais que partir peut aussi signifier un retour à ses premiers sentiments, et non pas toujours l’assaut vers la ville lumière.

Elle ne désespère plus tant. Sa mère s’occupe un peu plus de ses jumeaux, ce qui lui permet d’enchaîner des petits boulots pour assurer la survie du quotidien. Elle travaillera dans quelque bar très fréquenté de la capitale politique, fera des défilés de mode ou de miss, un héritage maternel qu’elle entretient avec beaucoup de nostalgie. Cependant, les sorties tardives en boîte de nuit se feront rares.

Elle a coupé toute relation avec le géniteur de ses jumeaux qui la violentait et ne cessait de lui pourrir la vie, par des scènes absurdes de jalousie venant du plus infidèle des amants. Chantal avait besoin de répit. C’est pourquoi elle déclinait aussi l’offre répétée de certains bienfaiteurs qui revenaient, elle les fuyait, ceci après avoir compris le mystère des bulles matinales.

A défaut d’amour fusionnel, elle a suivi le chemin de la raison et s’est mise avec un homme d’affaire égyptien installé à Yaoundé qui lui redonne le sourire. Sa vie se passe tant bien que mal jusqu’au jour où une amie, Élise Azar, l’entraîne à une soirée où son charme retient l’attention du président.

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