À la suite de la publication de son essai L’Afrique contre la démocratie : Mythes, déni et péril (Riveneuve, juillet 2025), le journaliste sénégalais Ousmane Ndiaye, ancien rédacteur en chef Afrique de TV5 Monde, s’exprime ce 31 août 2025 dans un entretien accordé à Seneweb. Il déconstruit l’idée d’une incompatibilité entre démocratie et Afrique, tout en analysant les défis historiques, politiques et contemporains du continent, notamment au Sénégal.
Vous déconstruisez l’idée que la démocratie est incompatible avec l’Afrique. Mais d’emblée je vous pose une question un brin provocatrice : y a-t-il eu autant que ça des dirigeants vraiment démocrates à l’exercice du pouvoir dans l’Afrique postcoloniale ?
Pas si provocatrice que ça finalement. Bien sûr qu’il y a eu très peu de dirigeants démocrates. Les élites post-indépendance ont reproduit plus ou moins le système colonial anti-démocratique. L’État colonial a été remplacé par l’État prédateur post-colonial. La compétition pour le pouvoir et les ressources est la caractéristique la plus commune de ses dirigeants. Cependant, il faut noter quelques exceptions remarquables de construction démocratique comme le Cap-Vert, Maurice ou encore le Botswana. Il est important aussi de dire d’emblée que la démocratie n’est ni une panacée, ni une fin en soi mais une nécessité. Mon livre commence d’ailleurs avec cette exergue de Pierre Rosanvallon : « Personne ne possède la vérité de la démocratie, car elle est structurellement inachevée ». Même si elle n’est jamais achevée ou parfaite, elle garantit un minimum de droits et de libertés.
Vous parlez d’ailleurs de la « tragédie des opposants historiques » comme Alpha Condé ou Laurent Gbagbo, mais on peut citer à un degré moindre Abdoulaye Wade, qui trahissent souvent leurs idéaux démocratiques une fois au pouvoir. Ces exemples-là n’incitent-ils pas au fatalisme quant au rapport qu’ont les hommes politiques africains avec la démocratie ?
D’abord, attention à ne pas essentialiser, ni généraliser avec cette expression « homme politique africain ». La crise démocratique est au-delà d’une catégorie. C’est bien plus complexe. D’abord, c’est un mouvement de régression globale et mondiale, différent en fonction des contextes, des espaces et des trajectoires politiques. Même entre les pays africains, les trajectoires du relativisme démocratique ne sont pas tout à fait pareilles.
“C’est une fiction de vouloir construire des démocraties sans démocrates”
C’est plus une question de pratique politique que d’hommes. Ma conviction est que quand vous êtes dans l’opposition et que vous n’avez pas un leadership démocratique de votre parti, vous ne l’aurez pas une fois au pouvoir. C’est une des clés pour comprendre ce que j’appelle la tragédie des opposants historiques. Que ça soit Gbagbo, Wade, ou Condé, ils auraient pu aisément paraphraser Louis XIV, « le parti, c’est moi !». Leurs partis d’oppositions ont été pensés et construits comme des appareils au service d’un homme d’abord. Parfois formidables outils de conquête mais bien souvent broyeurs d’espoirs démocratiques une fois au pouvoir. L’espace de contradiction vis-à-vis du chef y a été presque toujours impossible. Il suffit de voir, par exemple, dans l’histoire du PDS, le sort des tentatives de critiques du magistère de Wade. C’était la porte. Parfois, l’excommunication. C’est une fiction de vouloir construire des démocraties sans démocrates.
Vous affirmez que le colonialisme a interrompu des pratiques démocratiques préexistantes. Quels exemples précis de ces systèmes précoloniaux mettriez-vous en avant pour inspirer une renaissance démocratique en Afrique aujourd’hui ?
La République Léboue proclamée en 1795 par les insurgés contre le Damel du Cayor Amary N’Goné N’della Coumba. Cette révolution a été documentée par le Professeur Assane Sylla dans une monographie. La République léboue abolit, de fait, la monarchie et se construit sur « le principe d’égalité ». Ce principe se traduit, par exemple, dans l’organisation de ses institutions avec les Penc, ces assemblées parlementaires et consultatives. C’était une sorte de parlementarisme. Le pouvoir était décentralisé. Ni de droit, ni de sang mais reposant sur le vote.
“L’histoire de la démocratie se réduit trop souvent, chez nous et ailleurs, à l’histoire de la démocratie en Occident”
La République Léboue s’est désagrégée en se heurtant, malgré sa relative prospérité et son fonctionnement démocratique, au pouvoir colonial. Résistant, le Serigne Ndakarou légitime sera destitué avec la fameuse politique du « diviser pour mieux régner ».
Entendons-nous bien, loin de moi l’idée de dire que c’était un système parfait. Au contraire, dans la République léboue survivait bien sûr des inégalités liées à l’organisation sociale. Mais, elle doit être intégrée dans nos lectures et analyses de la démocratie pour sortir de cette vision occidentalo-centrée de la démocratie qui nous piège…
Aujourd’hui, les lébous gardent l’héritage vivace de cette culture démocratique. Donc cette part d’histoire méconnue, mésestimée, doit être versée dans le débat présent sur la construction démocratique.
En réalité, l’histoire de la démocratie se réduit trop souvent, chez nous et ailleurs, à l’histoire de la démocratie en Occident. J’ai été frappé, dans mes recherches, par le peu de travaux d’historiens sur les formes démocratiques de la période anté-coloniale. C’est un chantier urgent et important.
“Les discours de Nathalie Yamb, Kémi Seba ou Alain Foka jouent un rôle moteur dans l’entreprise de délégitimation de la démocratie sur le continent”
Vous démontrez que des notions telles que le panafricanisme et le souverainisme sont détournées pour légitimer des régimes autoritaires. Qui sont les principaux responsables de ce glissement ?
Je ne suis pas dans la quête de coupables, ce n’est pas mon projet. Tant les responsabilités sont multiples, complexes, enchevêtrées. C’est plutôt un processus que j’essaie de déconstruire en partant bien sûr de cas précis, comme les néo-panafricanistes Kémi Séba, Nathalie Yamb ou le journaliste Alain Foka, qui mobilisent et captent un public assez important pour être significatif politiquement.
Leurs discours jouent un rôle moteur dans l’entreprise de délégitimation de la démocratie sur le continent. Ils ont habilement su, par une réappropriation du discours panafricain, le mettre au service des nouvelles dictatures militaires comme le Mali, le Burkina ou le Niger. Paradoxalement, ils mobilisent le panafricanisme, né d’une aspiration à la liberté, pour le mettre au service de dictatures liberticides. C’est un détournement du panafricanisme.
Même si, il est important de souligner, que le renoncement démocratique du panafricanisme ne date pas d’aujourd’hui. Sékou Touré en Guinée, Nkwamé Nkrumah au Ghana ou Thomas Sankara instaurent des dictatures. L’icônification et la mythification de ces figures révolutionnaires en ont fait un angle mort de la réflexion. Il faut juste les célébrer ! Or l’impérialisme seulement ne saurait expliquer l’échec de ces tentatives panafricanistes. Loin des dogmatismes idéologiques, l’inventaire est nécessaire.
“Sortir de ces logiques d’influences subies est capital. Être pro ceci ou cela, c’est toujours le début d’un conditionnement conscient ou inconsciemment”
On a l’impression que le modèle démocratique occidental avec la tolérance qu’elle implique pour les minorités sexuelles est en perte de vitesse en Afrique et que de plus en plus les élites africaines plébiscitent des modèles illiberaux comme la Russie de Poutine, la Turquie d’Erdogan ou la Chine de Xi. Une forme de despotisme prétendument éclairé que vous évoquez dans le chapitre critique sur Paul Kagame. Le destin de l’Afrique n’est-il pas au fond dans ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le sud global ?
Je ne suis pas un théoricien. Je pars de mon terrain de reporter en prise avec le réel pour penser et analyser. Je me méfie donc de ces concepts pensés d’en-haut, à la mode, que l’on met à tout va partout. Même si je le trouve intéressant, je n’arrive pas encore à appréhender précisément, le concept de Sud global. Ensuite, les modes de domination, notamment économique en cours avec les pays du Nord, peuvent être à l’œuvre avec les pays dits du Sud Global comme la Chine, l’Inde ou le Brésil par exemple. Le destin de l’Afrique est l’Afrique, je dirais plutôt !
Sortir de ces logiques d’influences subies est capital. Être pro ceci ou cela, c’est toujours le début d’un conditionnement conscient ou inconsciemment.
“L’Afrique n’est plus une priorité ni pour la France, ni pour l’Europe d’ailleurs. Il suffit de voir cette forme d’indifférence et d’immobilisme sur les massacres au Soudan ou à l’Est de la RDC”
Dans votre livre vous parlez des relations France-Afrique. Vous décrivez les interventions françaises, comme en Côte d’Ivoire ou en Libye, comme des « guerres d’ingérence douteuses ». Mais dans quelle mesure la personnalité et les choix politiques d’Emmanuel Macron, comparés à ceux de ses prédécesseurs, ont-ils aggravé la perte d’influence de la France en Afrique ?
C’est un long cycle inéluctable. Ce schéma d’influence est entré dans une phase de décomposition avancée bien avant l’arrivée du président Macron. Le mandat de Macron coïncide avec le paroxysme de cette lame de fond qu’est l’aspiration à une nouvelle relation avec la France.
A son crédit, contrairement à ses prédécesseurs qui étaient dans le déni ou le tabou, Macron a tenté de s’attaquer aux questions essentielles comme le Franc CFA, la présence militaire, la restitution des biens culturels avec le rapport Sarr/Savoy, la responsabilité de la France dans le génocide des tutsis au Rwanda, les crimes coloniaux avec les commissions Stora et Ramondy sur l’Algérie et le Cameroun. Il a aussi essayé avec l’historien Achille Mbembé de redéfinir la relation avec l’Afrique. Mais, sans jamais tout à fait aller au bout. Après les effets d’annonce, les conservatismes, les résistances et le statu quo l’ont souvent emporté.
Le renouvellement n’aura sans doute pas lieu sous son magistère. D’autant plus, avec la guerre en Ukraine et à Gaza, l’Afrique est passée au second plan durant son second mandat en cours. Ce n’est plus une priorité ni pour la France, ni pour l’Europe d’ailleurs. Il suffit de voir cette forme d’indifférence et d’immobilisme sur les massacres au Soudan ou à l’Est de la RDC.
“Malgré le volontarisme du discours, je suis frappé par la lenteur voire l’incapacité de PASTEF dans l’action et la transformation”
Parlons du Sénégal souvent vu comme un modèle démocratique. Comment évaluez-vous l’évolution du pays sous le leadership du Pastef, et quelles leçons en tirez-vous pour l’avenir ?
Je suis incapable d’évaluer l’avenir tant le contexte actuel est fragile et incertain. Maintenant, je constate que le pays est dans une crise encore plus grave que l’on ne pensait. L’opposition comme le pouvoir au moins s’accordent sur ce point. La divergence porte sur les responsabilités. Ce débat, qui tourne en rond, prend en otage quelque part les Sénégalais parce qu’au fond la priorité reste la transformation du pays.
Pour le Pastef, la découverte de la réalité du pouvoir s’avère rude. Par exemple, malgré le volontarisme du discours, je suis frappé par la lenteur voire l’incapacité dans l’action et la transformation. Le Premier ministre Ousmane Sonko, lui-même, dans un étonnant discours de rappel à l’ordre au Président de la République, son chef, l’a avoué et mis en garde contre un échec.
Aussi quoiqu’en dise ses partisans, cet exécutif à deux têtes est un problème. Dans un régime hyper-présidentialiste comme le Sénégal, l’on se retrouve, dans une situation où la légitimité politique est détenue par le Premier ministre. Il est le chef politique de la majorité et du président. Et la réforme promise pour transférer plus de pouvoir au Premier ministre tarde à venir malgré les promesses. Dans ces conditions, la crise de leadership semble inévitable eu égard aux divergences de point de vue et d’approches qui vont fatalement survenir sur des dossiers et sujets.
“On retrouve dans le discours d’Ousmane Sonko des éléments du relativisme démocratique à la mode”
Et Ousmane Sonko figure tutélaire de Pastef. Le percevez-vous comme un véritable démocrate, ou son discours panafricaniste risque-t-il de tomber dans le relativisme démocratique que vous critiquez ?
Je souris car vous ne songez pas me poser la question pour Diomaye Faye qui est élu président de la République. C’est intéressant car ça en dit long sur la dualité du pouvoir. Mais enfin…
Ousmane Sonko, avec le Pastef, a conquis le pouvoir par le suffrage universel de façon nette et incontestable. Son pouvoir est donc l’expression de la volonté populaire. En ce sens, il ne fait aucun doute qu’il est démocrate. Mais, comme je disais, la démocratie ce n’est pas seulement l’élection mais une pratique politique notamment dans la gouvernance.
“Ousmane Sonko s’inscrit dans la lignée de ses dirigeants africains, qui revendiquent Paul Kagamé comme modèle”
D’un côté, Ousmane Sonko a su remobiliser et repolitiser une jeunesse qui s’était totalement détournée de la politique. Il a rompu avec le parti politique traditionnel. Par exemple, dans les modalités de mobilisation des ressources, Sonko rompt avec le schéma habituel du chef qui finance, en mobilisant la base.
De l’autre côté, Sonko est le chef d’un parti hybride, hétéroclite où l’on retrouve aussi bien des transfuges du régime de Macky Sall que des franges populistes et dégagistes. On y retrouve tous les clivages avec leurs contradictions. Même si, confusément, le souverainisme semble émerger comme ligne politique, il me semble, qu’en réalité c’est la figure d’Ousmane Sonko qui tient lieu de point de convergence. C’est une figure sacralisée, mythifiée, avec tout ce qu’implique les pièges du messianisme politique.
Sur la question démocratique précisément, les contradictions du Pastef et de son chef sont fortes. On retrouve dans le discours d’Ousmane Sonko des éléments du relativisme démocratique à la mode. Il a d’ailleurs reproché au président de la République Diomaye Faye une certaine forme de mollesse face à la « crise d’autorité », c’est son expression. C’était clairement une demande de durcissement du régime. Ousmane Sonko s’inscrit dans la lignée de ses dirigeants africains, qui revendiquent Paul Kagamé comme modèle. Sa première visite officielle à l’étranger était au Rwanda. Le défi du Sénégal, totalement différent du Rwanda, est de construire le développement à partir des acquis démocratiques.
Je relève aussi, bien qu’arrivé au pouvoir démocratiquement en mars 2024, le Pastef n’est pas solidaire par exemple des partis dissous au Burkina, au Mali, au Niger. Au contraire, une délégation du Pastef dirigée par Dr Dialo Diop était même allée soutenir ouvertement leurs bourreaux. On retrouve aussi dans le Pastef, ce discours populiste qui oppose à tort démocratie et développement. Maintenant, la question : est-ce qu’il peut l’emporter en interne ?
Les relations Sénégal-France ont évolué avec le départ des 350 soldats français en juillet et les visites de Bassirou Diomaye Faye à Paris en août 2025, suivies des déplacements d’Ousmane Sonko. Comment qualifieriez-vous cette nouvelle dynamique, entre souverainisme affirmé et volonté de coopération économique et sécuritaire ?
Les bases militaires étaient anachroniques. C’était un des derniers avatars de la colonisation qui ne pouvait perdurer. Wade avait entamé leur fermeture avant de se rétracter. Il était temps. Sur le plan symbolique, sa portée est forte. Maintenant, la question de fonds, au-delà des déclarations et discours à foison sur le souverainisme c’est quelle relation réinventer avec l’ancienne puissance coloniale, et au-delà avec le reste du monde. Ce n’est pas seulement une question de visite officielle ou signature de convention avec tel pays ou autre mais de définition d’une politique étrangère globale et cohérente, avec une prospective, à partir de nos priorités, objectifs et besoins. Cela ne peut se construire par la réaction seulement. Quelle est la politique étrangère du Sénégal ? J’attends toujours la traduction du souverainisme affiché en doctrine ou document de politique étrangère avec une vision précise, un agenda et des moyens. Le reste relève bien souvent de postures et d’enjeux de communication.
Depuis la sortie de votre livre, comment a-t-il été reçu par le public et les intellectuels en France et Afrique, notamment au Sénégal ? Envisagez-vous une cérémonie de présentation officielle dans votre pays pour débattre de ses idées et, si oui, comment comptez-vous la structurer pour maximiser son impact sur le discours démocratique local ?
Ce livre engage le débat. Volontairement sans concession. Et je vois qu’il est discuté, disputé, contesté et cela me ravi ! L’enrichissement, ce n’est pas avoir raison mais l’échange qui porte la contradiction. J’espère avoir l’opportunité bientôt de le faire en chair et en os chez moi au Sénégal.
*L’Afrique contre la démocratie Mythes, déni et péril, (Riveneuve, juillet 2025) https://www.riveneuve.com/catalogue/lafrique-contre-la-democratie-mythes-deni-et-peril/