Habib Bèye, entraîneur sénégalais de Rennes, défend le prestige et l’importance de la CAN.

Habib, la Coupe d’Afrique des nations démarre dans deux jours au Maroc. Vous l’avez disputée à quatre reprises en tant que joueur, et vous continuez sûrement à la suivre avec attention. Comment jugez-vous l’évolution de cette compétition ces dernières années ?

Habib Beye : La CAN a toujours occupé une place centrale dans le cœur des Africains, mais aujourd’hui elle a pris une dimension supplémentaire. C’est devenu un rendez-vous incontournable, non seulement pour les joueurs africains mais aussi pour les passionnés de football mondial. Son niveau s’est considérablement élevé : autrefois, quelques grandes nations dominaient, mais désormais, on observe une réelle homogénéité. Des sélections comme le Cap-Vert, par exemple, sont capables de bousculer la hiérarchie et de se qualifier pour la Coupe du monde. Cette évolution est aussi portée par la présence croissante de joueurs africains dans les plus grands clubs européens, ce qui tire tout le continent vers le haut. Pour moi, qui ai eu la chance de la jouer quatre fois, c’est avant tout une fête, un moment d’unité et de fierté, mais aussi une compétition d’exigence qui attire de plus en plus de regards.

Au-delà de la richesse des effectifs, qu’est-ce qui permet vraiment à une sélection d’aller au bout aujourd’hui ? La dynamique, la préparation, la fraîcheur physique… Où se fait la différence ?

Le facteur principal, c’est la capacité à arriver au bon moment dans la meilleure forme possible. La CAN intervient à une période très particulière du calendrier : certains joueurs viennent de disputer cinq mois intenses en club et peuvent être fatigués, d’autres sont dans une dynamique positive. On a d’autres joueurs qui arrivent essoufflés par cette première partie de saison. Il ne faut pas l’oublier, il y a très peu de préparation, on l’a vu avec le débat qu’il y a eu sur la mise à disposition des joueurs pour leur sélection. Cela veut dire que là, les sélectionneurs ont eu très peu de jours pour préparer une compétition majeure. Cela oblige les sélectionneurs à faire des choix rapides et à trouver la bonne alchimie en quelques jours. Ce n’est donc pas forcément la nation la plus « riche » sur le papier qui gagne, mais celle qui parvient à aligner le plus de joueurs en pleine possession de leurs moyens, à créer une dynamique de groupe et à s’adapter rapidement aux conditions locales et à la pression du tournoi. Le Maroc a un avantage parce qu’il organise, un peu à l’image de la Côte d’Ivoire lorsqu’elle a gagné chez elle, c’est un atout aussi lorsque vous organisez une compétition.

Habib Beye, en vert, avec le maillot du Sénégal et face au Ghanéen Laryea Kingston lors de la CAN 2006 en Égypte.
Habib Beye, en vert, avec le maillot du Sénégal et face au Ghanéen Laryea Kingston lors de la CAN 2006 en Égypte.AP – BEN CURTIS

Vous avez parlé tout à l’heure de la mise à disposition des joueurs. Qu’est-ce que vous préconisez pour qu’on n’ait plus ce débat à la veille de la CAN ?

Ce problème est récurrent et c’est dommageable pour l’image de la CAN et pour l’équité sportive. L’idéal serait de garantir un minimum de dix à quinze jours de préparation pour toutes les sélections, comme c’est le cas pour la Coupe du monde ou l’Euro. Mais la CAN subit souvent les aléas du calendrier international : elle a été déplacée pour laisser la priorité à la Coupe du monde des clubs, ce qui l’a reléguée au second plan. Aux yeux de Gianni Infantino (président de la Fifa), c’était plus important d’avoir la Coupe du monde des clubs que la CAN à cette période-là de l’année. Libérer les joueurs à six jours du coup d’envoi, c’est insuffisant pour préparer un grand tournoi : cela complique le travail des sélectionneurs, perturbe l’organisation et, de fait, dévalorise la compétition. Les clubs européens doivent comprendre que la CAN n’est pas une compétition secondaire : pour beaucoup de joueurs, c’est la consécration d’une carrière, un rêve, et elle mérite la même considération que l’Euro ou d’autres compétitions internationales.

Quels sont pour vous les véritables favoris et les outsiders à suivre pour cette CAN ?

Le Maroc, à domicile, me semble être l’un des grands favoris : les joueurs restent sur une série impressionnante, ils ont brillé lors des qualifications et l’effet « pays hôte » compte énormément dans ce genre de compétition. La Côte d’Ivoire, forte de son titre et d’un effectif très dense, sera aussi à surveiller, tout comme le Nigeria, qui a cette capacité à toujours répondre présent dans les grands rendez-vous. Mais j’ai envie d’insister sur la régularité et l’ambition du Sénégal : au-delà de l’attachement personnel, c’est une équipe qui a su capitaliser sur son expérience, mélanger jeunesse et cadres, et qui reste redoutable. On n’est jamais à l’abri d’une surprise d’une équipe comme la RDC ou d’autres nations émergentes. Mais je dirais que mon favori ultime est le Sénégal parce que c’est très important qu’on aille chercher cette deuxième étoile.

Depuis trois éditions, la CAN est remportée par des sélections coachées par des binationaux, Djamel Belmadi avec l’Algérie, Aliou Cissé avec le Sénégal et Emerse Faé avec la Côte d’Ivoire. Pensez-vous que la réussite des équipes africaines passe désormais par des entraîneurs ayant une double culture ?

On ne peut pas réduire la réussite africaine à la seule question de la binationalité, mais il est vrai que les entraîneurs qui ont grandi ou travaillé dans plusieurs cultures ont un atout précieux. Ils comprennent mieux la complexité des groupes, le vécu des joueurs formés en Europe ou en Afrique, et savent tirer parti de cette diversité. Ce n’est pas une recette miracle : la compétence, l’humilité et la capacité à fédérer autour d’un projet restent essentielles, quel que soit le passeport. Pour ma part, la meilleure chose qui me soit arrivée dans ma vie, c’est d’avoir été en équipe du Sénégal.

Cela a été pour moi une révélation. Ça m’a permis de me rapprocher de ma famille, de mon pays d’origine, puisque je suis né en France, de la culture de mon père. Mais la culture de mon père et de ma mère m’ont donné une richesse. Et cette richesse-là, aujourd’hui, je m’en sers encore dans mon métier d’entraîneur. L’exemple de Pape Thiaw (sélectionneur du Sénégal) montre qu’il faut savoir résister à la pression, imposer ses idées et s’ouvrir à l’autre.

Les gens ne le pensaient pas légitime à prendre cette sélection, il a été capable de résister à cette pression-là, de poser ses idées, d’avoir ses résultats. Et maintenant tout le monde considère, à juste titre, qu’il est l’homme de la situation. C’est aussi parce qu’il a cette culture-là, et pour autant lui, aujourd’hui, est né au Sénégal, il est allé jouer à l’étranger, et c’est ce qui lui a amené cette richesse-là. Au fond, c’est l’ouverture d’esprit et la volonté de transmettre qui font la différence, pas seulement la double nationalité.

Vous avez évolué en Ligue 1 comme joueur, consultant, et maintenant comme entraîneur. Comment percevez-vous l’évolution récente du championnat français, notamment par rapport aux autres grands championnats européens ?

La Ligue 1 a beaucoup changé ces dernières années. On a traversé une période où les meilleurs jeunes partaient très tôt à l’étranger, ce qui a affaibli la compétitivité du championnat. L’arrivée de stars mondiales au PSG a obligé les autres clubs à se réinventer et à hausser leur niveau. Aujourd’hui, avec la baisse des droits TV et la pression financière, beaucoup de clubs reviennent à la base : la formation, la détection, la valorisation des jeunes talents. C’est une bonne chose sur le long terme, car cela garantit la pérennité et l’identité du football français. Même si la Premier League reste loin devant en termes de moyens, la Ligue 1 n’a pas à rougir : elle produit encore beaucoup de joueurs qui s’imposent partout en Europe et elle reste un vivier exceptionnel.

Le Stade Rennais, que vous dirigez, a connu un début de saison compliqué mais semble avoir trouvé une vraie stabilité. Comment analysez-vous le parcours de votre équipe depuis le début de la saison et quels ont été les ressorts de ce redressement ?

Je vais être très factuel, cette équipe ne s’est jamais battue pour autre chose que d’accrocher ce wagon de l’Europe. La perception extérieure ne reflète pas toujours la réalité. On a évoqué une crise parce que nous avons enchaîné plusieurs matchs nuls après avoir mené au score, mais en réalité, Rennes n’a perdu que trois fois en seize journées, seule Paris fait mieux. L’équipe n’a jamais cessé de produire du jeu et de rester fidèle à ses principes, même dans les moments plus difficiles.

Nous avons su rester solidaires, lucides et patients : la réussite n’était pas loin, il suffisait de persévérer et de corriger quelques détails. Aujourd’hui, la dynamique est très positive, on enchaîne les victoires, et l’objectif européen est à notre portée. Je suis fier du groupe, de la capacité à réagir et du niveau d’exigence que nous avons su maintenir. En restant factuel, aujourd’hui, je suis le deuxième entraîneur avec les meilleurs résultats au Stade Rennais derrière Bruno Genesio. Cela prouve qu’on fait un travail de qualité. Nous sommes arrivés au Stade Rennais il y a maintenant 11 mois, et je pense que notre travail démontre notre qualité avec mon staff.

Il y a eu quand même des décisions fortes comme la mise à l’écart de Seko Fofana, Ludovic Blas sur le banc, mais aussi la métamorphose d’Altamari. Ce sont des signes d’une remise en question ou de prise de conscience par rapport à la situation…

Quand on ne gagne pas nos matchs mais qu’on ne les perdait pas à ce moment-là, il faut trouver des solutions pour que cette équipe bascule dans cette volonté d’aller chercher son destin. Et ce qui était étrange, c’est qu’on menait toujours dans ces matchs-là, très souvent 2-0, on était rattrapés à 2-2 et donc cela veut dire qu’on manquait de constance dans la durée et qu’il fallait qu’on soit en capacité d’avoir toujours cette volonté d’aller chercher ce troisième but pour nous mettre à l’abri, de continuer à être performant dans la durée du match. Dans l’observation que nous avons faite, on manquait de poids en deuxième mi-temps et on avait une équipe qui avait tendance à reculer. On a fait des choix qui étaient différents, guidés par la performance de l’entraînement aussi, par la richesse de notre effectif. Et ceux à qui on a donné cette opportunité-là à ce moment-là l’ont saisie.

Maintenant, Ludovic et Seko n’ont été écartés du groupe qu’un match à Toulouse où ils ont été laissés hors du groupe, mais sinon ils ont été toujours dans l’équipe, soit dans le 11 de départ, soit dans le groupe, amenés à rentrer et donc à prouver leur qualité, et on a eu la chance et aussi l’investissement de chacun, pour que personne ne lâche le groupe et surtout ne lâche le train, parce que c’est important de comprendre qu’un championnat, ça se vit à 19 à 20, et pas seulement à 11 joueurs. Il faut savoir donner leur chance à tous, s’appuyer sur la performance à l’entraînement, et ne jamais figer la hiérarchie.

La Ligue 1 va perdre 50 joueurs partis à la CAN. Comment s’adapter ? Par exemple pour vous qui aurez trois joueurs au Maroc ?

Depuis le début de saison, on sait que certains joueurs partiront à la CAN. Pour Rennes, cela concerne trois éléments majeurs. Cela nous oblige à anticiper, à élargir la rotation, et surtout à faire confiance à des jeunes issus de l’académie. C’est une belle occasion pour eux de s’exprimer et de se confronter au haut niveau. On a la chance aussi que cette période-là soit composée de deux matchs de Coupe de France, celui qui arrive là dimanche, un match de championnat le 3 janvier, puis de nouveau un match de Coupe de France, ensuite un match au Havre trois jours après la finale de la CAN. Je pars du principe qu’il va nous manquer nos joueurs au plus trois matchs, et par le passé ça pouvait être quatre à cinq matchs. Aujourd’hui, je suis fier de voir nos joueurs représenter leur pays, c’est une expérience unique qui va les enrichir et, à leur retour, renforcer l’équipe.

Vous êtes l’un des rares entraîneurs africains à diriger une équipe dans un grand championnat européen. Ressentez-vous une responsabilité particulière vis-à-vis des jeunes générations et du football africain ?

Oui, parce qu’aujourd’hui, je la ressens, la responsabilité, parce que je me suis donné les moyens de l’avoir. Je crois que je suis le seul entraîneur africain aujourd’hui dans les cinq grands championnats, en tout cas en première division. On a Omar Daf en Ligue 2 (Amiens). Mais sur la première division, ça m’encourage encore plus à montrer la voie et à essayer de faire en sorte que mon parcours puisse en inspirer d’autres et surtout représenter mon pays et mon continent, mais aussi la culture de ma maman, la France, celle de mon papa, le Sénégal. J’essaie d’être le meilleur possible parce que mon ambition personnelle n’a pas de limite. Je me suis formé en France, j’ai passé quatre ans pour obtenir mes diplômes alors que j’aurais pu aller en Angleterre et le faire peut-être en un an. Je suis allé en National ; j’ai connu des contextes difficiles, mais je n’ai jamais lâché. Je veux inspirer les jeunes, leur dire que rien n’est impossible, qu’il ne faut pas se fixer de limites et qu’on ne doit pas laisser les autres décider pour nous. C’est une ambition saine, fondée sur l’exigence et la persévérance. J’espère que mon exemple ouvrira la voie à d’autres entraîneurs issus du continent africain ou de la diversité.

Pape Diouf, l’ancien président de l’OM, se définissait comme une « anomalie sympathique », étant le seul dirigeant noir dans un grand club en Europe. Est-ce que vous vous définiriez comme tel ou vous avez une autre vision ?

Non, j’ai une autre vision mais par contre j’ai une vision similaire à Pape sur ce que je pense aujourd’hui vouloir dans ma vie. Et, Pape disait très souvent que les limites, on se les fixe nous-mêmes. Et moi je ne m’en suis pas fixé. Si aujourd’hui vous fermez la porte, je vais trouver un moyen de rentrer. Si aujourd’hui vous construisez un mur, je vais trouver un moyen de le démolir. Si demain vous me fermez une voie, je vais trouver une autre voie. Et je ne laisserai personne définir mon avenir, ni ce que je veux faire dans ma vie. Et à partir du moment où vous avez de la persévérance dans ce que vous faites, vous y arrivez, parce que c’est comme ça que je définis ma vie. Et Pape disait qu’aujourd’hui son ascension était aussi faite par le fait qu’il ne s’était pas limité, et que quand il disait qu’il était une anomalie sympathique, c’est qu’il était à ce moment-là peut-être l’un des seuls dans son cas. Mais je pense que Pape, à travers son parcours de vie, – et je le connais un petit peu parce que c’était un peu mon père spirituel –, m’a donné de grandes leçons comme mon papa qui n’est plus là aujourd’hui. « Habib, le seul maître de ton destin c’est toi-même, et personne ne t’empêchera d’aller là où tu veux aller », me disait-il. Aujourd’hui, je ne considère pas être une anomalie sympathique, je considère que je suis là parce que je le mérite de par mon travail et de par la volonté que j’ai aujourd’hui d’entraîner au très haut niveau et de continuer à progresser et à me confronter à ce qui se fait de mieux. Donc je travaille tout ça, tous les jours, je me lève tous les matins pour ça, avec la même détermination, le même plaisir à faire mon métier, à aimer ce jeu qu’est le football, parce que je suis un amoureux de ce jeu, et personne ne m’empêchera d’aller où je veux aller.

Et si je dois donner un conseil à des jeunes qui liront ça, c’est de se dire : vous allez croiser des gens qui vont tenter de vous limiter, parce que c’est comme ça, l’humanité est faite comme ça. Mais il n’y a pas de limite dans ce qu’on veut faire et je pars du principe que c’est une question d’ambition. L’ambition aujourd’hui est vue comme un gros mot, on a l’impression que dire qu’on est ambitieux, c’est d’avoir de l’ego et d’être prétentieux. Ce n’est pas du tout ça, parce que tout ce que j’ai obtenu aujourd’hui, je l’ai obtenu par mon travail.

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