Laser du lundi : Les deux vases communicants de la rue et de la détresse (Par Babacar Justin Ndiaye)
Le retrait des enfants de la rue est, de prime abord, une mesure qui ravit beaucoup et révulse peu. A juste raison. Le temps de l’enfance est synonyme d’amour parental, de protection familiale et de joie torrentielle. Quant à l’enfant, il est un lien du père et de la mère, un trait d’union qui achève la famille et en fait l’unité. Dans « Les feuilles d’automne », Victor Hugo entonne un hymne qui porte l’enfant au pinacle. Lisons ensemble : « Lorsque l’enfant parait le cercle de famille/Applaudit à grands cris/Son doux regard qui brille/Fait briller tous les yeux/Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être/ Se dérident soudain à voir l’enfant paraitre/Innocent et joyeux ».
Belle et poétique vérité ! Dans la réalité, c’est-à-dire dans les rues encombrées de Dakar, lorsque l’enfant en guenilles parait, les flots de passants n’applaudissent pas. Au contraire, ils maudissent tous ceux qui sont, de près ou de loin, les responsables de cette humaine, juvénile et ambulante détresse dont la rue – tel un vase communicant – n’est que le bassin de rétention ou le lit sans drains. Triste spectacle qui démontre que la rue n’enfante pas ; c’est plutôt la société qui lâche puis balance l’enfant dans la rue. Et douloureux constat qui est la trame du fabuleux roman intitulé « Les chiens sans colliers », où l’auteur, Gilbert Cesbron, photographie fort bien les modalités par lesquelles on casse les « colliers », autrement dit, on coupe le cordon familial et programme la choquante clochardisation des enfants.
Autant le sort cruel des enfants de la rue – toile de fond de la volonté présidentielle de leur retrait du décor urbain – est insupportable ; autant la solution préconisée doit être exempte de passions, d’émotions et d’improvisations qui sont habituellement de mauvaises conseillères. Dans ce dossier où des sans-domiciles fixes (SDF), des sans-abris, des handicapés sans revenus, des villageois en exode, des familles brusquement sevrées des salaires de défunts pères et basculées par des locations hors de portée, des réfugiés de la sous-région et des talibés en quête d’aumônes s’imbriquent, le premier axe de travail reste indiscutablement la typologie du phénomène protéiforme des encombrements humains, de ses annexes et de ses avatars. Le b.a.-ba de cette typologie est évidemment décliné dans un faisceau de questions : Qui est qui ? Qui est physiquement désarmé dès la naissance ? Qui vient d’où ? Pourquoi parcourt-il et souvent squatte-t-il la rue ? La somme des réponses aura pratiquement valeur d’inventaire de la plaie, de sa profondeur et de son degré de pourrissement.
L’état exhaustif des lieux aura également la vertu de dissiper l’amalgame mécanique entre les écoles coraniques (les daraas) qui sont un héritage non honteux de l’odyssée spirituelle du peuple sénégalais et la hideuse et très planifiée mafia de la mendicité des talibés, au profit d’une clique de maitres coraniques sans quantum horaire et au détriment de talibés jamais assis sur des nattes mais toujours debout sur l’asphalte. Ce réquisitoire contre les pseudo-maitres coraniques n’absout point les Pouvoirs publics qui, depuis 1960, financent et réforment, sans cesse et sans succès, le mammouth budgétivore qu’est l’Education nationale mais accordent une once d’attention à l’Enseignement chroniquement informel du Coran. La laïcité est peut-être passée par là. Pourtant, l’Enseignement privé catholique (subventionné par l’Etat) dispense des cours de catéchisme aux élèves volontairement preneurs. En dehors de toute contrainte. Il y a des pistes à explorer. Que le gouvernement carbure davantage, gesticule moins et consulte tous azimuts ! Qui peut organiser un dialogue politique peut initier un conclave social.
Dans cet ordre d’idées, la dignité et la souveraineté nationales commandent de décider et d’agir dans un contexte à mille lieues des lendemains de la publication d’un Rapport américain, anglais ou arabe – peut importe l’origine ! – sur le foisonnement affreux des talibés et des mendiants dans les villes du Sénégal. Une gouvernance crédible n’exécute pas (par procuration) un cahier des charges. Tout comme les dirigeants d’un Etat réellement responsable ne captent pas les idées à grande incidence nationale, mais les forgent et les murissent. Au demeurant, une persistante dépendance aux idées ou aux conseils, de fraiche date, administrent la preuve que, durant la traversée du désert (2008-2012), le Président Macky Sall n’avait pas fait une provision d’idées suffisamment pointues pour défier… les défis. La rapidité avec laquelle le Yoonu Yokkute a été chassé par le PSE en est une patente illustration. Enième preuve que sous nos cieux, l’accent est plus mis sur les stratagèmes que sur les programmes. Ne fallait-il pas simultanément, dès 2013, lessiver les rues et traquer les biens mal acquis ? Le pic de la gouvernance au pif sera bientôt et dangereusement atteint.
Globalement, les armes anti-errance et anti-mendicité sont à forger et à tester avec ingéniosité. Dans l’arsenal, on recense déjà la Loi d’Orientation dont l’efficacité ne se vérifiera que dans une expérimentation qui est fâcheusement trainante. En revanche, on observe l’excellence du Centre Guindi situé dans le quartier populeux de Grand-Yoff. Toutefois, une seule hirondelle – belle soit-elle – ne peut faire le printemps des victimes d’enfers combinés que sont l’exploitation, la marginalisation et la paupérisation. D’où l’urgence de financer une constellation de Centres Guindi couvrant les régions et décongestionnant Dakar de son trop-plein de détresses itinérantes.
Du reste, le déficit de structures d’accueil nombreuses et adaptées fonde le pessimisme des observateurs quant au succès de l’opération en cours. Le risque majeur d’une initiative bâclée étant de mettre abusivement à contribution la Croix-Rouge et les Villages SOS qui ont des missions anciennes, claires et, surtout, financées en toute autonomie, loin du fonctionnement plus complexe, moins contrôlable et plus tutélaire voire dirigiste de l’Etat. Canaliser des flots de milliers de personnes diversement en détresse (en particulier 30 000 enfants) vers la Croix-Rouge et les Villages SOS, c’est ensevelir leurs vocations originelles et signer leur arrêt automatique de mort au Sénégal. Gouverner, c’est forcément se saigner aux quatre veines, pour concrétiser les choix et les options censés être fermes. Alors, une question affleure : combien de ressources additionnelles et combien de lois des finances rectificatives sont nécessaires pour nettoyer Dakar de ses scories, par une lourde et soudaine prise en charge de milliers enfants de la rue aussi sinistrés que leurs parents sans-abris et sans ressources ?
Certes, la majorité des Sénégalais – les micros-trottoirs semblent en faire foi – s’engagent ou adhèrent au projet de désencombrement humain, mais ils questionnent le caractère lessivable ou non de la rue, décryptent la réalité aux facettes multiples et in fine aiguillonnent par des réflexions pétries de bon sens et de sagesse lumineuse. Car la tâche est digne d’Hercule. C’est à se demander si le PSE intégralement mis en œuvre pourra vaincre ce qui est, dans une certaine mesure, l’excroissance d’une pauvreté structurelle. Moralité : on ne rafle pas la détresse étalée, on la remplace par l’allégresse partagée. Ainsi, la rue sera moins assourdissante et moins hurlante de malheurs. Le penseur et humoriste Chamfort débitait une banale, savante et savoureuse vérité : « Dans tous les pays, il y a ceux qui ont plus d’appétits que de diners ; et ceux qui ont plus de diners que d’appétits » ». Aux politiques, incombe donc la mission de rééquilibrer les appétits et les diners dans tous les foyers. Telle est l’arme partiellement efficace contre les hordes de hères dans les rues.