Armée(s) et Nation… (par Amadou Tidiane WONE)
« Armée et Nation ». C’était le titre d’une célèbre émission radiophonique produite par la radiodiffusion nationale sénégalaise et le service de communication des Forces Armées du Sénégal. Elle occupait nos fins de matinées du dimanche dans notre jeunesse. Je ne sais pas si cette émission existe toujours…
Dans le cadre de notre réflexion décalée sur les institutions du Sénégal post-colonial, il est temps de s’interroger sur le niveau de fusion entre l’Armée et la Nation Sénégalaise. Et de se poser quelques questions qui pourraient fâcher quoique ce ne soit pas le but de l’exercice.
L’Armée sénégalaise telle qu’elle existe est un héritage de la colonisation. L’affirmer n’est qu’une lapalissade. Tout dans son organisation, dans son esprit et dans sa forme, dans sa vision et dans ses orientations stratégiques relève des enseignements de l’Ecole Militaire Française. Nos élites militaires, pour la plupart, sont des purs produits de Saint Cyr. Ils ont reçu la même formation que les militaires les plus éminents de la République Française. Ne pensent-ils pas comme eux parce que moulés dans le même canevas? Avec quelles conséquences sur notre perception du rôle et de la place des Forces armées dans notre mieux-être collectif? En regardant un peu dans le rétroviseur, cette situation pose plusieurs questions qui mériteraient d’être approfondies dans un autre cadre.
Pour l’heure, constatons que l’histoire militaire dite « sénégalaise » est fortement marquée par des batailles pour la France. Tous nos Anciens Combattants ( ou ceux qui en restent) qui défilent sur le Boulevard du Général De Gaulle(!) portent des médailles conquises sur des champs de batailles françaises et/ou coloniales: Première et seconde guerre mondiales, guerres d’Indochine et d’Algérie etc. Nos soldats ont abondamment versé leur sang pour la France qui se voulait, à une certaine époque, la patrie de tous ses…sujets. Malentendu profond qui persiste et dure dans l’esprit des néocolonisés. Il ne reste, en effet, de tout ce paternalisme intéressé qu’une « reconnaissance » du bout des lèvres de la France, si l’on en croit le traitement humiliant et les vexations de toutes sortes subies par les Anciens combattants et leurs familles. Nous sommes, quant à nous, fiers de nos Anciens combattants et de tous ceux qui sont tombés au champ de l’honneur de la France. Ils auront été jusqu’au bout des promesses faites et non tenues. Ils auront scellé, pour ce qui les concerne, le pacte du sang. Et les cimetières de France et de Navarre regorgent de dépouilles africaines qui témoignent du sacrifice consenti. Au demeurant, il est du déshonneur des nouvelles élites politiques françaises de faire semblant d’oublier cette partie de l’Histoire. Avec, pour conséquence, de laisser des personnalités tel Sarkozy ou Macron se lancer dans des digressions minimalistes qui insultent nos intelligences.
La chute de la statue de Faidherbe qui trônait encore à Saint -louis du Sénégal vient à point nommé pour rappeler aux élites politiques sénégalaises, volontairement amnésiques ou franchement couardes, qu’il y’a une Justice: celle du temps qui vient à bout de toutes les usurpations et de toutes les vanités. La rouille et la pluie sont en effet venues à bout de cette incongruité que nos autorités politiques nous ont laissé subir depuis « l’indépendance ». Il paraît que le Maire de la ville s’engage à la remettre sur pied. Il fera face à l’Histoire…
Il n’y a pas que cette statue qui fait désordre. A la tête de nos Armées séjournent encore des hauts gradés français, bon teint, au titre de la coopération. Sic. Ils sont au cœur de nos dispositifs. Ils maîtrisent parfaitement nos faiblesses. De quelle souveraineté se prévaloir dès lors? Sans compter la présence physique de forces militaires françaises sur notre sol, encore une fois au titre de la « coopération » . Il serait peut-être temps de s’interroger sur ce que nous rapporte vraiment cette coopération à sens unique. Au fond, les Armées africaines post-coloniales ne sont-elles pas chargées que de veiller sur l’intangibilité des frontières dessinées lors du partage de Berlin? Terrible perspective! N’ayons plus peur de nous poser les vraies questions!
Le débat sur le franc CFA relève de la même problématique de fond. Soixante années après l’accession de nos pays à » la souveraineté internationale », nous dépendons de la France au plan monétaire et donc économique! Cela ne semble choquer aucun dirigeant africain. Les explications alambiquées des rares personnalités qui s’aventurent sur ce terrain confirment l’assujettissement mental des élites gouvernantes. Osons nous poser simplement la question: sommes-nous libres de nos choix stratégiques majeurs dans les conditions actuelles de gestion de notre monnaie? Le silence gêné de la majorité des hommes politiques sénégalais, du Pouvoir comme de l’opposition, dans ce débat crucial sur la monnaie est suspect… Face à la mobilisation de plus en plus importante de la société civile africaine, les professionnels de la politique ne se préoccupent que du Pouvoir et des modalités pour y accéder et s’y maintenir. La Politique, sous nos tropiques, est véritablement en perte de sens!
Ouvrons les yeux ! Un audit des indépendances africaines et la clarification de la vraie nature des dirigeants Africains est devenu incontournable. Pour qui roulent-ils quant au fond? Servent-ils les intérêts supérieurs des peuples africains ou ceux des puissances coloniales ? Je nous pose la question!
Mais revenons au sujet du jour. Ce qui me préoccupe ici, quant au fond, c’est que la vraie Armée sénégalaise, celle qui a versé son sang pour résister à la colonisation française et à toute autre sorte de pénétration étrangère ne figure pas au Panthéon national. Cette Armée ou plutôt ces Armées, celles des résistants à la pénétration coloniale, constituées essentiellement de guerriers ceddos et de marabouts-résistants, ont eu des Généraux prestigieux et des fantassins émérites qui mériteraient reconnaissance et célébration. En dépit d’une infériorité technologique, ces résistants ont opposé des stratégies et des tactiques qui devraient être étudiées et mises en valeur. Ils sont la vraie Armée sénégalaise! Celle dont devraient assumer l’héritage nos fiers soldats d’aujourd’hui. Or, dans nos manuels scolaires, l’Histoire est réduite à celle de nos défaites. Comment voulez-vous produire des cadres compétents et ambitieux en les gavant depuis la prime enfance de nourriture défaitiste? Comment ne pas mettre le réarmement moral de peuples martyrisés et humiliés depuis des siècles au cœur de la réforme du système éducatif national et continental?
Le mal est profond. Les mots ni les élections ne suffiront plus à l’endiguer. Et pourtant Frantz Fanon avait tiré la sonnette d’alarme
« Camarades, ne payons pas de tribut à l’Europe en créant des états, des institutions qui s’en inspirent […] Si nous voulons transformer l’Afrique en une nouvelle Europe, alors confions à des Européens les destinées de nos pays. » Ce cri du cœur de Frantz Fanon est bien connu de la plupart des dirigeants sénégalais contemporains. Nous avons eu les mêmes lectures. Je ne leur apprend rien. Je leur rappelle juste ce qu’ils semblent vouloir oublier. À quel prix?
La déconstruction dans nos têtes du modèle occidental qui nous est imposé depuis plus de trois siècles est la priorité des priorités ! Ce sera le début de la vraie indépendance ! Aucun développement ne peut survenir dans les conditions mentales actuelles des élites dirigeantes sénégalaises et africaines. La liberté c’est une conquête de l’esprit et du cœur plus qu’une modalité physique. Il est vrai que la liste des leaders africains visionnaires lâchement assassinés est dissuasive. Mais ils survivent dans les cœurs de tous les africains. Ils sont chantés et célébrés. Ils sont les phares qui illuminent le futur continental. Ils sont vivants! La dignité de notre Continent, celle de notre race méritent quelques sacrifices. Face à l’immensité du chantier, il faut choisir entre la Foi et l’espérance ou la honte et le renoncement. Tant qu’à mourir un jour, mourrons dignement: « On nous tue, mais on ne nous déshonore pas ». Telle est, pourtant, la devise des Forces Armées sénégalaise… CQFD!
Amadou Tidiane WONE