Tunisie : la stupéfiante stratégie des islamistes
Au pouvoir depuis 2011, alors qu’il veut surtout continuer à être un parti pivot, Ennahdha a pour la première fois désigné un candidat pour la présidentielle, le madré Abdelfattah Mourou.
Ça barde à Montplaisir. Dans ce quartier de Tunis, fait de sièges sociaux, de ministères et de Mosaïque FM, la radio leader du pays, se trouve le siège officiel d’Ennahdha. Un immeuble siglé aux couleurs du parti. Le conseil de la Choura a voté la veille la candidature à la présidentielle d’Abdelfattah Mourou. Par 98 voix contre 5 abstentions. « Sur proposition de Rached Ghannouchi », précise Ridha Driss, membre de la Choura. Une façon de clore plusieurs semaines de polémiques sur ce sujet. Driss dit « sans langue de bois qu’il y a un grand malaise au sein du parti ». Pas sur le fond. Sur « le mode de management ». « Tant que Rached Ghannouchi en est le président, ça tient ; quand il n’y aura que des quadras, ce sera plus compliqué », précise cet énarque, spécialiste d’Ibn Khaldoum.
À la présidentielle pour des raisons tactiques ?
Le système électoral tunisien donne le pouvoir à l’Assemblée des représentants du peuple. La présidence de la République régente deux portefeuilles : celui des Affaires étrangères et celui de la Défense. Le ministre en charge des Armées, Abdelkrim Zbidi, sera d’ailleurs candidat à la présidentielle. Côté Ennahdha, « nous estimons que le véritable partage du pouvoir se fait à l’Assemblée et qu’il faut la personnalité la moins clivante possible pour la présidence de la République », analyse Ridha Driss, « il faut que cette personne ne soit pas un obstacle pour nos partenaires internationaux ». Le premier élan fut de ne pas avoir de candidat. Les législatives étaient prévues le 6 octobre, un mois avant la présidentielle. La mort de Béji Caïd Essebsi inverse le calendrier. La bataille pour Carthage passe avant celle du Bardo : « Ils nous étaient alors impossible de ne pas avoir de candidat, nous aurions été absents du débat. » Le processus de décision fut laborieux. Le conseil de la Choura accouchera, au sortir de deux réunions marathon, d’une décision : le parti présente un candidat maison en la personne d’Abdelfattah Mourou. À 71 ans, cet avocat appartient à la bourgeoisie tunisoise, un « beldi ». Il est un visage familier, un islamiste accepté par une partie des élites : le moins clivant d’entre tous. Ses rapports avec Rached Ghannouchi sont mouvants. En 2011, il était allé jusqu’à rompre avec le mouvement, se présentant en indépendant à la constituante, circonscription de Tunis 2. Le voici candidat à la présidentielle. Il est tout guilleret, « rajeuni de dix ans » d’après plusieurs membres de la Choura, prêt à jouer de l’épée verbale lors des futurs débats télévisés. Excellent tribun, lettré, l’humour qui fait mouche, il sera un candidat vivace. Mais sa feuille de route est stupéfiante : « ne pas gagner ». « Il s’agit d’une candidature tactique pour animer la campagne », précise un des stratèges de Montplaisir. « L’heure n’est pas au parti hégémonique », précise Driss, « notre objectif demeure les législatives ». Deux instituts de sondages ont été consultés lors de la réunion qui a choisi Mourou. Verdict : il n’est pas aujourd’hui un candidat de deuxième tour. « Mais il va monter maintenant qu’il se déclare », précise Driss.
Un million d’électeurs perdus en sept ans
Dans la foulée de la révolution, Ennahdha emporta les élections constituantes. Total : 1,5 million de voix. Lors des premières législatives au suffrage universel direct de 2014, un million de bulletins. Lors des municipales de 2016, ils ne sont plus que 498 000 à choisir Ennahdha. Le parti, dont le maillage du territoire est serré, a perdu un million d’électeurs. Comme son rival et allié Nidaa Tounes qui a été déserté par 70 % de son électorat depuis 2014. Le tout dans un contexte de forte abstention, Ennahdha emportera 135 villes sur 350. Une étude effectuée par les cadres du parti, sur un échantillon de 4 000 personnes, leur donne 23 % d’intentions de vote aux futures législatives contre 15 % au parti de Nabil Karoui, l’outsider des deux scrutins. Ce qui leur permettrait d’obtenir 65/67 députés. La majorité à l’Assemblée est de 109 élus. Un parti qui demeure clé pour former une coalition gouvernementale.
« On s’imagine qu’ils prient, ils ne font que de la politique »
Au cinquième étage, le bureau de Rached Ghannouchi. À 78 ans, celui qu’on appelle le « Cheikh » – le « sage » – préside le mouvement depuis 1991, soit vingt-huit ans. Des canapés, un bureau sans vie, sans dossiers, quelques récompenses internationales : on y reçoit les délégations, on y fait les photos qui seront épinglées sur les pages Facebook du parti. Le drapeau de la Tunisie tutoie l’emblème de « la Renaissance » (« Ennahdha » en arabe). Le Cheikh alterne. Parfois les entretiens se déroulent à son domicile. Ces temps récents, les islamistes ont failli à leur infaillible réputation de discipline. Un bureau politique s’est terminé à 5 heures du matin. « Chez les islamistes tunisiens, les engueulades se font portes fermées, peuvent être sévères, mais une fois que la décision est prise, il n’y a pas de fuite », commente ce familier du parti. Un modus vivendi qui a volé en éclats ces dernières semaines sans pour autant atteindre les sommets constatés chez Nidaa Tunes.
« Ils sont devenus des notables ! »
Depuis 2016, le parti islamiste a rompu avec la prédication, devenant exclusivement politique. Une exception dans le contexte régional. Le PJD qui préside le gouvernement au Maroc n’a pas franchi cette étape. Une normalisation qui s’inscrit dans un contexte de transition démocratique : « l’important est de rassurer, de préserver la cohésion nationale », précise Driss. Lors de leurs visites officielles en Europe, les dirigeants d’Ennahdha peaufinent leur image de respectabilité. Dans le climat parlementaire mouvant, Ennahdha a toujours refusé que l’actuel président du gouvernement soit mis en minorité au Bardo. L’instabilité est venue du parti de Youssef Chahed (au point de « geler son adhésion »). Ce dernier a toujours bénéficié de l’appui des 68 élus sous la bannière Ennahdha.
Bisbilles sur les candidats aux législatives
Si les réunions de la Choura se sont éternisées ces dernières semaines, passant la barre des dix/douze heures, cela s’explique par le calendrier électoral. Les candidatures aux législatives ont été une source de conflits. Les structures locales et régionales ont choisi leurs poulains, circonscription par circonscription. Puis le président du parti, comme le prévoit le règlement intérieur, a biffé, modifié « 16 % des candidatures ». Fait rare, des membres du parti ont médiatiquement propagé leur mécontentement. Abdellatif Mekki, un des poids lourds du mouvement, est passé de la première à la troisième place sur la liste de Tunis 1. Rached Ghannouchi ayant décidé de se présenter, pour la première fois de sa vie, Mekki a dû céder la tête de liste. Il a tonné, parlé « d’exclusion » à son encontre.