Et si les pays du Golfe utilisaient l’Afrique comme théâtre de guerre par procuration
L’Afrique est-elle la proie d’un nouvel impérialisme militaro-financier venu du Golfe ? La question mérite d’être posée. Dans un essai fouillé publié dernièrement, Blocus du Qatar, l’offensive manquée, aux éditions Hermann, le général français François Chauvancy revient sur les développements multiformes de la crise qui oppose sans relâche depuis juin 2017 un quartet constitué par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte au petit émirat gazier.
L’offensive en cours du quartet contre Doha, « tentative d’imposer au Qatar une souveraineté limitée », rappelle en préface le journaliste et essayiste Renaud Girard, se livre dans tous les domaines, sur tous les terrains. Mais il en est un particulièrement concerné : l’Afrique. Les pages de cet essai consacrées à l’impact de cette guerre hybride sur le continent révèlent un déploiement des puissances du Golfe dépassant la simple lutte d’influence. « Les enjeux sont devenus stratégiques, non seulement dans le contexte de la crise de 2017 mais aussi dans la construction d’un espace géographique sous influence pour chacun des trois États concernés, le Qatar, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis », souligne l’ancien militaire devenu consultant et enseignant en sécurité et défense.
L’Afrique embarquée dans un conflit qui ne la regardait pas ?
Elle a en effet été le seul continent où des États, sommés par les capitales du Golfe, ont pris ouvertement position dans cet affrontement. Force a été de constater que le duo de « faucons » constitué par Mohammed Bin Zayed, prince héritier d’Abu Dhabi (« MbZ ») et celui d’Arabie saoudite, Mohammed Bin Salman (« MbS ») a su se montrer le plus persuasif. Au début du moins. Dès les premiers jours de la crise, le Sénégal, le Tchad, le Niger ou Djibouti ont rappelé leur ambassadeur à Doha ou réduit le niveau de leur représentation, alors que la Mauritanie et les Comores rompaient leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Assez étrangement, le Gabon, pourtant peu concerné, dénonçait « les agissements récurrents du Qatar en faveur du terrorisme ». « L’expression des soutiens a montré peu de réflexions géopolitiques de la part des États sollicités », constate Chauvancy. Les États d’Afrique du Nord, plus au fait de ces querelles entre frères arabes, sont eux restés sur une prudente réserve.
Le Sénégal, puis le Tchad semblent avoir pris conscience de la maladresse de leur engagement. En août 2017, le président sénégalais Macky Sall renvoyait son ambassadeur à Doha. En février 2018, le ministre tchadien des Affaires étrangères s’y rendait pour organiser le retour de son représentant, effectif le 23 août dernier. « Le fonds souverain qatari, Qatar Investment Authority, se trouve être l’un des actionnaires du trader Glencore, ce dernier étant l’un des premiers détenteurs de la dette tchadienne », écrit le chercheur Benjamin Augé dans une note publiée par l’Institut français des relations internationales (Ifri) en octobre. Le Qatar a mis les bouchées doubles pour refaire son retard : l’émir, Cheikh Tamim, a ainsi accompli une tournée en Afrique de l’Ouest, en décembre 2017, visitant le Burkina Faso, le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, la Guinée et le Mali. Des liens forts ont été créés, depuis, avec Abidjan et avec Accra.
L’impérialisme maritime des Émirats
Le nerf de cette guerre d’influence reste la finance. Or, si le Qatar a montré l’image d’une monarchie généreuse prête à investir partout, la réalité n’a pas suivi. Les fonds saoudiens et émiratis sont bien plus actifs en Afrique et Riyad peut compter sur la puissance de feu de sa Banque islamique de développement. En quête d’influence et soucieuses de préserver le corridor d’hydrocarbures qu’est la mer Rouge, les pétromonarchies y avaient déjà investi, notamment dans les ports de Djibouti. La guerre menée depuis 2015 au Yémen sous l’égide de Riyad a permis aux Émiratis et aux Saoudiens de s’y installer avec armes et bagages. Ici, c’est Abou Dhabi qui est en pointe de l’offensive et le général Chauvancy pointe « leur stratégie impériale mise en œuvre dans la Corne de l’Afrique et au sud de la péninsule arabique ». Sous la houlette de MbZ depuis 2004, la confédération s’est érigée en véritable puissance militaire. La « petite Sparte », comme l’a qualifiée le Secrétaire d’État américain à la Défense James Mattis, a ainsi acquis les ports de Berbera en Somalie et d’Assab en Érythrée qu’elle utilise pour ses offensives au Yémen. Mais une série d’investissements sur l’ensemble du continent dessinent un empire maritime et commercial en construction.
Le géant Dubaï Port World (DPW) a ainsi acquis des terminaux au Mozambique, au Sénégal et en Algérie : la petite Sparte se rêve aussi en nouvelle Athènes. En mars 2018, DPW signait avec la RDC pour la réalisation d’un port en eaux profondes sur l’Atlantique. Sur ce terrain, l’expansionnisme émirati se heurte à celui que développe le grand allié du Qatar dans la crise du Golfe, la Turquie, qui vient d’installer une base à Mogadiscio, au moment où Abu Dhabi s’en retirait. Ce revers a d’ailleurs incité les diplomates de MbZ à s’impliquer activement dans une médiation entre les frères ennemis de la Corne de l’Afrique, l’Éthiopie et l’Érythrée, médiation qui a abouti à la réconciliation historique signée le 16 septembre… en Arabie saoudite ! Il est vrai qu’Abu Dhabi avait annoncé, trois mois plus tôt, une assistance de 3 milliards de dollars à l’Éthiopie, alors en plein marasme financier. Meneur de guerre au Yémen, MbZ peut ainsi devenir faiseur de paix en Afrique, mais la grande influence des pétromonarchies en Afrique, démontrée par la crise en cours dans le Golfe, révèle aussi la faiblesse de ses États…